Tout commence dans ce roman en 1955. Mais, qu’on se rassure, la narration évite tout psychologisme et le roman ne se contente pas d’aller « le long d’une route » comme chez Stendhal. Et même si tout commence avec « la commercialisation de la Citroën DS », peu à peu tout s’accélère. Ce n’est pas Tintin qui marche sur la lune mais Neil Armstrong. Pour revenir sur terre quelques années plus tard et plus prosaïquement, Lino Ventura décède et Grégoire Sisik – héros du roman – part à la retraite. Mais ce n’est pas une fin. D’abord tout suit « normalement » son cours : l’Europe passe à l’Euro, Agnès Dupont de Ligonnès et ses quatre enfants sont découverts morts à leur domicile. Le père de famille, Xavier Dupont de Ligonnès, est introuvable.
Ensuite les choses deviennent plus bizarres : Alain Delon meurt en 2022 et en 2035 vient le début de la guerre civile et en conséquence le passage de l’Euro au « franco ». Sans conséquence vraiment directe, Xavier Dupont de Ligonnès se livre à la justice puis Grégoire Sisik devient doyen de l’humanité. S’ensuivent d’autres progrès : les premiers capteurs de pensées, le passage du franco au « super-euro », le départ du vaisseau spatial « Nous Voilà » à destination de la planète Céline et le 3 février 2084, la mort de Grégoire Sisik à l’âge de cent quarante-neuf ans. Ce qui n’empêche en rien le monde de tourner mais en perdant son centre de l’univers. Naît Céline, premier humain extraterrestre et une navette en 2140 atterrit sur la planète Céline.
La dystopie semble remplacer autant le roman historique qu’anthropomorphique. Entre deux planètes, la perception du temps et de la nature humaine s’en trouvent contrariée. Et bien des faux nez tombent au moment même où le narrateur solitaire construit sa vie de retraité dans un évitement absolu : il chasse l’émotion pour s’immuniser contre le vieillissement, manière d’ironiser au regard d’une société de plus en plus habitée par le rêve californien de jeunesse éternelle. Le roman devient un paradoxe par son projet lui-même. Il se situe à la fois dans l’ailleurs et l’ici-même. Et s’y retrouve Laurent Graff tel qu’en lui-même.
L’humain passe par la trappe, notre modernité paresseuse idem. Et ce que l’auteur avait esquissé dans Le Grand absent se prolonge en une satire indirecte où le catastrophisme lui-même est tourné (enfin presque) en ridicule. Tout reste néanmoins en marge du roman d’anticipation. Celui qui croit plus à l’être qu’au temps ramène le lecteur dans une dimension imaginaire particulière à cheval sur plusieurs genres et mondes afin d’instaurer une interprétation déroutante à tout ce que les futurologues prédisent.
Faut-il pour autant être rassuré ? Pas sûr.
jean-paul gavard-perret
Laurent Graff, La Méthode Sisik, Le Dilettante, Paris, 2018 — 15,00 €.