Tout début est une pépite incandescente, d’où la nécessité de la traduire en mots, pour mieux la canaliser, l’approcher, l’apprivoiser. Car la première émotion ouvre, emporte, fige, tétanise entre invocation céleste et imminence du danger d’être refaçonnés par d’autres et demeurer bancals. C’est pourquoi le récit de Véronique Bergen appartient à ce qu’elle nomme une « orphéade ». Mais d’un genre particulier : il ne s’agit plus de ramener les morts à la vie (comme elle le fait dans plusieurs de ses livres). Ici elle renonce aux décombres, « ruines » fussent-elles incandescences, et passe par l’autre pôle : à savoir celui des naissances et l’épreuve d’« accouchements » en une constellation élective sur un tel acte ou découverte au moment où l’habitus et la norme n’ont pas encore droit de cité – et pour cause.
Mais une fois de plus le premier avènement est celui de la langue. Elle même s’enrichit de toutes les autres « premières fois ». Pour Véronique Bergen, il s’agit de la tentative première. Celle de venir à bout du« au commencement la répétition » de Michaux. En ce but, le contact cinesthésique, physique et charnel, amoureux passe par le mot chargé lui-même d’affects, de matière et de chair presque en aval de la sensation en faisant retour à une problématique majeure chez l’auteure : celle de l’enfant sauvage. Qui mieux que lui pour entrer dans le symbolique, dans le langage comme dans les rapports existentiels ?
Quittant la philosophie pour le récit (elle nous a habitués à de tels transferts), les « premières fois » trouvent dans la « fiction » le champ idéal. En effet, les premières fois ignorent ou connaissent encore mal les structuration et s’ouvrent au moins possiblement à une polyphonie au moment où s’ instaurent des rapports au monde. Véronique Bergen a donc compris que cette mise en place requérait un traitement romanesque et non analytique.
L’essai risquait un brouillage face à cette irruption des premiers pas. Il pouvait très vite opposer son pas (négation) aux pas. A l’inverse, le récit permet d’incarner l’entrée, le rapport au monde au moment où les mots, les choses, les situations se mettent en marche. S’y densifie le chiasme entre les origines du langage et le langage des origines et tout ce que cela engage du côté des existences.
La possibilité du risque, le saut dans le vide ne peut que se faire dans une parole libre – du moins le plus possible de tout refoulé, fut-il réflexif. Le récit évite un certain dressage, il évacue la substitution critique au moment où la domestication des réflexes n’est pas encore de mise en dépit bien sûr des substrats culturels (pour faire simple) que chacun porte en soi. Le parking familier n’a pas encore remplacé la forêt gothique. Elle sent encore le songe et l’angoisse donc l’attrait au-delà ou en-deçà des partages institués.
Une imbrication, une confusion sont à l’œuvre. Le prisme des « premières fois » est donc singulier et rempli d’émotion. Voire d’un grand déchirement. Et ce, même si toute « entrée » représente un deuil immense : il faut trouver des points de repère, des balises voire une carte pour lire un territoire inconnu.
jean-paul gavard-perret
Véronique Bergen, Premières fois, Edition Edwarda, 2017