Charles Pépin, Les Philosophes sur le divan

Ou com­ment res­ti­tuer Pla­ton, Kant, Sartre et Freud à la communauté

 Quand il y a délit, on se couche…

Eric-Emmanuel Schmitt, l’on s’en sou­vient, s’était taillé un assez beau suc­cès théâ­tral avec Le Visi­teur, pièce où il ima­gi­nait que Freud rece­vait la visite de Dieu sur son divan vien­nois dans le contexte de la mon­tée en puis­sance des séides d’Hitler. C’est à une entre­prise non moins ludique et sti­mu­lante que nous convie Charles Pépin avec ces Phi­lo­sophes sur le divan, qui prend le parti d’une situa­tion impos­sible de fait — Pla­ton, Kant et Sartre, immor­tels, se retrouvent en 2008, à Paris, dans le cabi­net de Freud — pour lais­ser entendre ce que pour­raient échan­ger en droit les trois fameux phi­lo­sophes avec le père de la psychanalyse.

Croi­se­ment inat­tendu entre High­lan­der et la tenace His­toire des idées, le pro­pos frise l’extravagance aux yeux du pudi­bond phi­lo­sophe mais n’en manque pas moins d’esprit : cette psy­cha­na­lyse même pas sau­vage des trois pen­seurs qui se croisent par­fois dans la salle d’attente de Freud (cela nous ferait même un qua­trième pen­seur sauf pour qui répugne à ran­ger Freud dans la caté­go­rie des phi­lo­sophes en sou­ve­nir, par exemple, de la cri­tique assas­sine d’un Pop­per envers cette “her­mé­neu­tique aber­rante” que consti­tue­rait en soi toute ana­lyse) tient en effet du Règle­ment de comptes à O.K cor­ral. Et Charles Pépin, sous les sem­pi­ter­nelles inci­ta­tions de l’analyste : “Dites, bien cher, dites ce qu’il y a “, de jouer des arcanes et des clas­siques du genre en illus­trant névroses et trans­ferts depuis le coeur même de l’histoire de la phi­lo­so­phie.
Ainsi, en nous bros­sant le por­trait d’êtres qui sont des hommes avant (ou en même temps) que d’être des “phi­lo­sophes”, l’auteur nous invite à revi­si­ter leurs grandes théo­ries à l’aune de par­cours bio­gra­phiques que le grand public ne connaît pas tou­jours et qui sont ras­sem­blés ici dans une sorte de syn­thèse qui dépasse la simple vul­ga­ri­sa­tion tant l’approche se veut cri­tique plus que consensuelle.

A l’évidence, les pisse-froids du concept feront les gorges chaudes devant l’idée et regim­be­ront face à cette plon­gée dans le bain sau­mâtre de l’existence d’esprits qu’on est accou­tu­més à défi­nir comme plus dia­lec­ti­que­ment éle­vés au-dessus des plates contin­gences que le com­mun des mor­tels. Mais n’est-ce pas là aussi une façon, drôle et entê­tante, de res­ti­tuer ces pen­seurs à la com­mu­nauté ? au corps social dont les déso­li­da­rise sou­vent très vite, par com­mo­dité ?
Les voyages à visée poli­ti­cienne de Pla­ton, les manies obses­sion­nelles de Kant, les maî­tresses plé­tho­riques de Sartre. Ces évé­ne­ments réels emprun­tés aux vies de ces phi­lo­sophes viennent alors ajou­ter un léger grain (dis­son­nant) de réel à l’aridité de concepts qui ont fait leur preuves et qui retrouvent en ces pages, à défaut de leur jeu­nesse, comme une nou­velle vita­lité. Certes, un Pla­ton jaloux de Socrate, regret­tant une phi­lo­so­phie idéa­liste ayant scellé l’avenir de l’Occident ; un Kant inca­pable d’amour et fus­ti­geant l’exigence inhu­maine de sa propre phi­lo­so­phie morale ; un Sartre perdu sous le poids de ses masques aussi bien que du regard altruiste et remonté comme pas un contre l’inconscient du doc­teur Sig­mund ; tout cela ne semble pas faire bon ménage sous la hou­lette d’un Freud didac­tique en diable. Qu’importe. Pri­mum vivere, deinde phi­lo­so­phari.


Encore une fois, c’est tout l’intérêt des Phi­lo­sophes sur le divan, entre essai et roman, que de mettre en rela­tion étroite le vécu des uns et la pen­sée des autres. L’annexe en fin de volume pré­cise d’ailleurs, en toute hon­nê­teté intel­lec­tuelle, les sources bio­gra­phiques aux­quelles a puisé l’auteur et per­met à tout un cha­cun de (re)faire ce par­cours en se plon­geant à son tour dans les livres — ce qui ne sau­rait valoir comme un mau­vais prin­cipe. Sur­tout de la part d’un auteur qui se demande lui-même : “Se pourrait-il que les hommes ne se lancent dans l’investigation intel­lec­tuelle que pour mieux se fuir, se mettre à dis­tance d’eux-mêmes ?” Que pen­ser en effet d’un Charles Pépin s’aventurant à ses risques et per­ils dans la struc­ture réti­cu­laire des spe­cu­la­tions de ses pairs et maîtres ?

Jusqu’au bout l’on tourne les pages où les séances alternent en courtes ces­sions tan­dis que les pré­cions concep­tuelles et les piques abondent. Et com­ment, pour­quoi, ne pas sou­rire à l’évocation pro­saïque d’un Kant par­cou­rant un vieux numéro de l’Express dans la salle d’attente de Freud dédié au thème du Bon­heur avec Pla­ton en Une et s’exclamant sans rete­nue aucune, à ce rap­pro­che­ment : “Ah, les cons.”

fre­de­ric grolleau

   
 

Charles Pépin, Les Phi­lo­sophes sur le divan, Flam­ma­rion, sep­tembre 2008, 350 p. — 19,00 €.

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