Quand et comment fut prise la décision du génocide juif
Un voyage au cœur du Mal. C’est l’impression qui saisit le lecteur en parcourant la passionnante étude qu’Edouard Husson consacre à Reinhard Heydrich, l’un des architectes de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. L’auteur, maître de conférences à Paris IV Sorbonne, a déjà formulé en 2005 certaines de ses hypothèses dans un petit ouvrage, « Nous pouvons vivre sans les Juifs ». Novembre 1941. Quand et comment ils décidèrent de la solution finale, publié chez Perrin, véritable leçon de méthode historique, d’analyse et de confrontation des sources. Il approfondit sa réflexion dans ce nouveau livre, issu de sa thèse d’habilitation.
Le livre n’est pas une biographie de Heydrich, mais une étude de son rôle et de ses responsabilités dans la mise en œuvre de l’entreprise criminelle des nazis. Avec tout le détachement scientifique nécessaire, Edouard Husson décrypte le fonctionnement du régime nazi, les compétitions entre les responsables, le rôle moteur de Hitler, l’application des ordres et les initiatives sur le terrain. Mais l’objectif premier du travail est de trouver la date exacte de la décision de passer au génocide immédiat de tous les Juifs européens.
Pour Edouard Husson, la volonté génocidaire des nazis, dès 1939, ne fait aucun doute. La célèbre « prophétie » de Hitler, prononcée le 30 janvier 1939 et annonçant un judéocide en cas de guerre, en constitue le point de départ. Quand les nazis parlent de faire émigrer les Juifs dans l’île de Madagascar, dans le contexte de la défaite de la France et de celle, plus que probable, du Royaume-Uni, il faut bien en comprendre le dessein : les déporter dans une île hostile pour les y faire mourir. Mais une distinction doit être faite entre le génocide lent et le génocide immédiat. C’est le cœur de la thèse d’Edouard Husson.
Après avoir expérimenté des méthodes de mise à mort collective sur les handicapés allemands et après avoir généralisé les violences antisémites en Pologne — la préhistoire du génocide en quelque sorte — les nazis comptent utiliser la guerre contre l’URSS pour régler définitivement « la question juive en Europe ». La résistance des Britanniques fait échouer le projet Madagascar. C’est pourquoi Heydrich, à la fin de 1940 ou au début de 1941, propose un plan de règlement de la « question juive » ainsi résumé : la conquête des vastes espaces russes offrira la possibilité de déporter les Juifs en masse pour les faire mourir au travail au bénéfice des colons allemands. Au préalable, les Juifs soviétiques devront être exterminés pour laisser la place aux futurs déportés. D’où les tueries généralisées des Einsatzgruppen non pas seulement contre les hommes, mais aussi sur les femmes et les enfants. Ce n’est qu’une fois la guerre gagnée que les déportations massives et la mise à mort par le travail commenceront. Or, ce génocide lent est remis en cause par la résistance soviétique. L’incapacité des Allemands à vaincre les Soviétiques condamnent les Juifs à un génocide immédiat, là où il est possible, en Pologne.
Selon Edouard Husson, Hitler prend la décision de modifier le plan Heydrich et de passer à l’extermination immédiate en novembre 1941. L’auteur nous entraîne dans des analyses passionnantes de la psychologie et de la vision politique du dictateur. L’impossibilité de vaincre ne peut s’expliquer, selon Hitler, que par l’influence des Juifs. Elle contribue donc à radicaliser sa volonté d’en finir. L’idéologie prend le pas sur le sens des réalités. Pour Husson, la déclaration de guerre aux Etats-Unis, stratégiquement suicidaire, vient de la certitude que derrière Roosevelt se cache « la juiverie » mondiale. La décision génocidaire précède l’entrée en guerre contre les Etats-Unis. Il faut détruire les Juifs pour ne pas leur permettre de détruire de nouveau l’Allemagne, comme en novembre 1918. Dans cette optique, la conférence de Wannsee, réunie autour de Heydrich en janvier 1942, est revisitée. Son objectif est de faire accepter le génocide déjà décidé depuis novembre par le personnel de l’Etat et de conforter l’autorité de la SS sur le processus.
Dans ce lent processus qui mène aux camps d’extermination en Pologne, Heydrich joue un rôle central. Il est l’exécutant zélé de la volonté du Führer. Animé de pulsions génocidaires frénétiques, il se bat pour obtenir l’autorité maximum sur la lutte contre les Juifs. Il est membre d’un quatuor décisif et infernal, où l’on trouve aussi Hitler, l’inspirateur fanatique, Göring, le spoliateur insatiable et Himmler, le maître d’œuvre infatigable. Faute de sources, Edouard Husson ne peut déceler avec précision les origines de l’antisémitisme de Heydrich. Il avance néanmoins certaines hypothèses. L’antisémitisme ambiant de l’Allemagne wilhelmienne joue certainement un rôle, d’autant plus que le père du jeune Reinhard dut combattre une rumeur l’accusant d’être Juif. Mais l’élément déterminant est à chercher dans le traumatisme de 1918. Comme des millions d’Allemands, Heydrich subit les évènements de la défaite comme une blessure individuelle et collective. Ils ont ruiné son père et ont brisé l’Allemagne. Cet antisémite viscéral, cet adversaire du christianisme met ses talents d’organisateur au service de l’anéantissement d’êtres humains. On ne peut qu’être épouvanté par la froideur avec laquelle Heydrich et ses collaborateurs décident, dans des réunions presque bureaucratiques, la mort de milliers d’individus.
Edouard Husson nous livre une étude passionnante. Il avance ses hypothèses avec prudence, les défend en s’appuyant sur des sources, avec une objectivité remarquable. En un mot, il s’agit d’un travail historique exemplaire.
f. le moal
Edouard Husson, Heydrich et la solution finale (préface de Ian Kershaw ; postface de Jean-Paul Bled), Perrin, septembre 2008, 484 p. — 25,00 €. |
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