Sous Ysé se cache l’amour brûlant de Paul Claudel : Rosalie Vetch, dont les échos se retrouveront dans Le Partage de midi (Isé) et dans Le Soulier de satin (Dona Prouhèze). La rencontre a lieu au début du siècle dernier sur un paquebot qui relie la France à la Chine. La trajet dure un mois et forcément les voyageurs se trouvent quelque peu livrés à eux-mêmes. Rosalie Vetch est belle, grande avec une chevelure à faire damner tous les Baudelaire.
Mère de quatre enfant, âgée de trente ans, elle accompagne son mari qui, plus ou moins ruiné en France, tente sa chance en Chine. La jeune femme coquette et impériale devient le pôle d’attraction des hommes et joue de tous ces charmes. Comme son double théâtral du Partage de midi, elle pourrait dire à son aréopage de galants : « Je vous défends d’aller au fumoir. Il faut que vous restiez ici pour causer avec moi, pour m’amuser !» Et chacun de s’exécuter face à cette princesse d’azur.
Au milieu des élus, Claudel n’est pas a priori le plus séduisant. Trapu et grassouillet, solitaire et bourru il jouit néanmoins de son statut de haut-fonctionnaire sur le point de retrouver son poste de consul à Fuzhou, sur la côte sud-est de la Chine. Il vient d’essuyer un refus : les moines de Ligugé ont refusé de l’accepter dans leur congrégation. Toutefois, Dieu semble s’éloigner de ses préoccupations lorsqu’il est subjugué par « Ysé ». Peu expert des choses dites de l’amour (à 32 ans il est encore vierge), il estime être en présence de LA femme.
Le premier contact tient d’un ratage. Pour autant – si l’on en croit la Ysé du Partage –, la femme est séduite au cours de la traversée : « J’étais allée m’accouder près de lui et il m’injuriait de tout son coeur à voix basse, me traitant comme traitée je ne fus jamais, et je lui demandais pardon, et je pleurais à chaudes larmes comme une petite fille.» Mais elle cherche moins un amant qu’un ami. Claudel, lui, ne voit pas leur relation sur un même plan. Elle est le fruit de sa passion mais la belle regimbe : « il ne faut point m’aimer. Restez le Mesa dont j’ai besoin et ce gros homme grossier et bon qui me parlait l’autre nuit ». Au terme du voyage l’amour est restera platonique.
Tout aurait pu finir là. Mais le mari de Rose, pour ses affaires, doit contacter le consul afin de bénéficier de son appui. Il finit même par confier épouse et enfants à la protection de l’amoureux en rien transi. La femme est charmée par la vie confortable au consulat et par cet homme attentionné. Très vite, les deux amants se laissent aller à la passion charnelle. Claudel se définit comme « un lion qui rugit » et Ysé « la jument sans bride ». Les palanquins ne sont donc pas des larmes. Et les deux amants en dépit de leur « faute » tissent un contrat éternel.
Mais Rose est enceinte. Elle retourne en Europe pour accoucher. Et ne se sentant pas capable de porter le poids de celui qui s’inquiète (trop) du salut de son âme, elle comprend que cet amour absolu est une impasse. Elle se remarie et laisse Claudel sans la moindre nouvelle. Désespéré, il écrit Le Partage de Midi non seulement pour restituer son histoire mais dans l’espoir que la muse sera touchée et retournera vers lui en se voyant celle qui permet d’accéder à des sphères indicibles dont la passion humaine, par-dessus blessures et perditions, ne saurait être que l’infini par qui l’homme rejoint le divin.
Pour Claudel, Rose/Ysé n’est pas seulement un corps sexué, c’est aussi celle qui devient le « Mystère » sacré. Près de vingt ans plus tard, et après 13 ans de silence, les amants, chacun marié de leur côté, se promettront comme l’indique une de ces lettres « des épousailles après la mort ». Eden et inaccessible hymen sont donc le fondement de ces lettres. Claudel se fait poète non seulement de l’amour mais des paysages. Les missives permettent surtout de baliser la vie des deux le long d’un demi-siècle : de 1901–1951.
Claudel a tenu le pari de se montrer à Ysé tel qu’il est : éternel amant aussi solitaire qu’habile diplomate, créateur reconnu et mari mortifié. Avec comme moteur absolu de sa création ce qu’il écrit à l’aimée : “Pour être un artiste, il ne sert à rien d’avoir Dieu au cœur si l’on n’a le diable au corps !”. Quand à la véritable précision des faits et gestes intimes du couple, elle reste encore opaque.
Certains épisodes sortent de l’ombre (le début, la vie en Chine) mais les “retrouvailles” demeurent floues. Néanmoins, les adeptes d’études claudéliennes auront du grain à moudre et les passionnés de l’amour — quelle qu’en soit la nature — y trouveront une dimension plus profonde que dans les banalités romantiques de Mitterand publiées dans la même collection il y a un an.
jean-paul gavard-perret
Paul Claudel, Lettres à Ysé, Édition de Gérald Antoine, Préface de Jacques Julliard, Gallimard, Collection Blanche, Paris, 2017. Parution début novembre.