Claire Fourier la Cimmérienne : entretien avec une drôle de paroissienne

Connue très tôt avec Métro Ciel, dans lequel elle révéla sans fard à elles-mêmes bien des femmes (“ pour mon mari la sexua­lité est un sujet tabou, l’étreinte une paren­thèse exi­gée par l’incontournable organe et vite étouf­fée dans le sérieux de la vie sociale en vérité c’est moi qu’il étouffe avec ces idées-là je lui dis j’ai une bouche j’ai des mains je veux m’en ser­vir et tra­vailler la chair qui m’est une terre et j’aime le fruit de la récolte… ”), Claire Fou­rier [ photo Fabrice Lévêque ] a pour­suivi — en dépit des contraintes inhé­rentes à toute vie — son che­min de liberté par­semé de livres impor­tants tels que L’Amante océane, C’est de fatigue que se ferment les yeux des femmes,  À contre-jour(nal).
Auteure d’éblouissements, elle sait faire de tout lieu (de l’Atlantique à la Grande Char­treuse) son miel et selon des approches très dif­fé­rentes : de l’ascèse qui com­prime les émo­tions à la sen­sua­lité. Le corps reste au centre de ce qui tient d’une forme de mys­tique par­ti­cu­lière dans laquelle l’épreuve devient un moyen d’aller plus loin, de se récu­pé­rer. L’œuvre peut se com­pa­rer à un « bon­dage » extrême orien­tal lit­té­raire et poé­tique : « l’érotisme » par conten­tion monte à la tête dans une har­mo­nie de la « viande » (Artaud) et de l’esprit, du ciel et de la terre.

 Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mon hor­loge interne, elle sonne très tôt. Le besoin d’être en phase avec mes frères humains qui courent au bou­lot (c’est mon côté Thé­rèse de Lisieux qui mar­chait dans le cloître « pour un missionnaire »).

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Ils ont infil­tré, forgé ma personnalité.

À quoi avez-vous renoncé ?
À faire car­rière (long­temps j’ai dû chan­ger de ville tous les trois ans). À vivre dans une grande mai­son ancienne, bor­dée d’un jar­din de curé. À voya­ger (faute de pou­voir le faire avec la liberté de mou­ve­ment des Morand, Cen­drars, Jün­ger, Vir­gi­nia Woolf et autres). J’ai renoncé à beau­coup de choses par la force d’autres choses – et en vue d’écrire.

D’où venez-vous ?
Du Finistère-nord. Cela a fait de moi une Cim­mé­rienne, au sens où l’entendait Ernest Renan : une femme du rivage : les pieds sur terre, le regard en mer.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
La com­pas­sion. Et une aisance dans la langue écrite ?

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Essayer des cha­peaux, aller voir des robes pour vider ma tête quand la concen­tra­tion sur le labeur l’a trop remplie.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
À vous de le dire.

Com­ment définiriez-vous votre approche du voyage ?
Voir des gens, plus que des pay­sages. (J’ai la pas­sion des « gens », les pay­sages vierges d’humanité m’ennuient très vite.) Décou­vrir ce que l’espace et le temps ont fait, conti­nuent de faire de mes sem­blables ; com­prendre en quoi et pour­quoi l’espace et le temps rendent mes sem­blables dif­fé­rents de moi. – Pas besoin d’aller très loin pour ça.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Une fine et haute croix de gra­nit dres­sée sur un dol­men, au som­met d’un pro­mon­toire cou­vert de bruyère et sur­plom­bant la mer.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Trilby. « Moi­neau petite libraire » (m’en est venu le goût de l’écrit), « D’un palais rose à une man­sarde » (m’en est venue la pitié). Peut-être ces livres ont-ils sti­mulé des incli­na­tions natives.

Quelles musiques écoutez-vous ?
J’écoute moins de musique que je ne vou­drais, car elle para­site mon atten­tion quand j’écris. Cho­pin, pour la per­fec­tion. Schu­bert, pour la sen­si­bi­lité déchi­rante. Bach, pour l’architecture. Bee­tho­ven, pour l’ampleur. Debussy, pour la grâce des Pré­ludes et l’enchaînement d’instantanés qui m’est cher. La musique coun­try qui, en épou­sant la cadence de mon cœur, lui fait du bien. Avant de tra­vailler, j’écoute sou­vent Alina, d’Arvo Pärt : c’est lent, calme, pro­pice à l’écriture réfléchie.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Nietzsche, encore et tou­jours (j’ouvre au hasard les « Œuvres com­plètes »). Les « Car­nets » de Montherlant.

Quel film vous fait pleu­rer ?
M’a fait pleu­rer, car plus aucun. « Dies irae », « La Strada ».

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Moi, pardi ! Moi, qui vieillis. C’est-à-dire : le temps qui passe.

À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ai écrit à qui je vou­lais. Ma plus grande audace fut d’écrire à Mau­rice Blan­chot, chez Gal­li­mard. Il m’a répondu en me don­nant son adresse. L’échange ensuite fut un bonheur.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Com­bourg, quand j’avais seize ans. Samar­cande, quand j’avais vingt ans. Le pays natal que j’ai quitté et qui ne m’a pas quit­tée : les grèves, l’immense rocher qui s’enfonce à Pors­po­der dans l’océan vert-de-gris ; der­rière le Mur de l’Atlantique, le châ­teau de Tré­ma­zan englouti dans une noire den­telle de lierre qui brille sous la pluie, où cir­cule le fan­tôme de la prin­cesse Haude repla­çant avec grâce, sur ses blanches épaules macu­lées de sang, la tête que son frère (à qui elle par­donne) vient de tran­cher. – En un mot, les brumes qu’il s’agit d’illuminer.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Avec qui je me sens des affi­ni­tés, plu­tôt, et qui me portent. – D.H. Law­rence (pour la concep­tion pan­théiste de la chair). Kathe­rine Mans­field (pour ses « Lettres » et « Notes », la fine péné­tra­tion), Colette (pour la robus­tesse), les poé­tesses du XVIe siècle (pour l’enjouement), Mon­ther­lant (pour l’indépendance d’esprit et la langue inci­sive), Anaïs Nin (pour la vita­lité débor­dante du « Jour­nal »), Vir­gi­nia Woolf et C.D. Frie­drich (pour la mélan­co­lie), Tol­stoï et Rem­brandt (pour l’humanité). Des écri­vains et artistes du nord sur­tout. Mais aussi Piero Della Fran­cesca (pour la déli­ca­tesse), les poètes japo­nais et chi­nois (pour l’attachement au concret, la lim­pi­dité et la concision).

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Rien, et je fais en sorte qu’on ne me le sou­haite pas. L’anniversaire n’a de sens que pour la mère qui a donné le jour, un cer­tain jour, à son enfant. Puis je n’ai aucun goût pour les fêtes.

Que défendez-vous ?
Défendre est un mot boi­teux de la langue fran­çaise : il signi­fie une chose et son contraire. Disons que je plaide pour une liberté auto dis­ci­pli­naire, une dou­ceur mati­née de sévé­rité ; il n’y a pas de teneur sans tenue.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Clause de style. Lacan en était friand. Ques­tion amour, me sens plus proche de la Semeuse qui, sur la cou­ver­ture du petit Larousse, souf­flait sur des aigrettes de pis­sen­lit, avec la devise : « Je sème à tout vent ».

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Clause de style. Idem. Sauf que c’est encore plus sot. Pas davan­tage que vous, je ne dis oui à tout, – ni à tout le monde. Que l’on me par­donne si je n’ai aucun goût pour les pen­sées tirées par les che­veux et si je n’apprécie que les puis­santes évi­dences. J’aime les argu­ments impa­rables, les phrases et les images irréductibles.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Beau­coup ! Résumons-les : Quel âge avez-vous ? — J’ai mille ans et j’ai vingt ans (mille, de plus en plus ; vingt, de moins en moins). Voilà, hélas ou tant mieux, une image irréductible.

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 12 sep­tembre 2017.

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