Michelle Labbe dévoile ce qui nous échappe, dévoile la difficulté de vivre de ceux qui ne sont pas ou si peu, de tous les exilés qui rendent pourtant l’humain si singulier et attachant dans leur exclusion et leur lutte contre les mutilations. Et ce, jusqu’à ce qu’une certaine idée de la fable prenne jour pour explorer l’hors limite. Loin du verbe admis et d’un discours trop directement saisissable. Il n’y a rien que des saccades mais en douceur et attention.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin?
Je dors assez peu et m’éveille avant l’aurore. Ce qui me fait me lever est donc l’appel de l’action ou le goût du café.
Que sont devenus vos rêves d’enfant?
Je voulais peindre, voyager, écrire, ce que j’ai commencé à faire enfant. Je suis donc restée sur la lancée de mon rêve.
A quoi avez-vous renoncé?
Au saut à l’élastique. Je me suis cassé le genou alors on me l’a déconseillé. Un autre facteur entre en ligne : mon âge.
D’où venez-vous?
D’un petit port de la rade de Lorient.
Qu’avez-vous reçu en dot?
Une phrase de mon père: “Quand on veut, on peut”, ce qui ne s’est pas avéré tout à fait exact car je n’ai pas pu tout ce que j’ai voulu mais le principe m’a donné de l’allant et de l’élan.
Un petit plaisir quotidien?
Un petit café très fort le matin.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains?
Je ne sais pas me comparer. Le plus juste serait de dire que, comme beaucoup de gens qui écrivent, j’essaie d’être écrivain.
Comment définissez-vous votre approche de la fiction?
La fiction naît pour moi de l’expérience, de l’observation, donc du réel mais ce n’est pas un réel autobiographique. C’est un réel que j’essaie d’agencer pour rendre les choses visibles : l’émigration, les problèmes de l’enfance, la condition de SDF…
Quelle est la première image qui vous interpella?
Nous sommes arrivées la nuit, ma mère et moi, dans un village aux environs de Languidic ( C’était la guerre. La ville de Lorient avait été évacuée, car, port militaire, elle ne cessait d’être bombardée.) Le hameau n’avait que deux ou trois bâtisses plongées dans le noir. Les grands-pères en chemise blanche, les grands-mères en coiffe nous attendaient autour d’une grande cheminée flambante où grésillait le soleil des oeufs sur le plat.
Et votre première lecture?
Le roman s’appelait “Crème de langouste” et racontait une intrigue entre enfants dans une île.
Quelles musiques écoutez-vous?
Je suis très éclectique. J’aime Souchon et Melody Gardot, Alagna et Natalie Dessay, Miles Davis, René Urtreger, Ella Fitzgerald et Norah Jones .
Quel est le livre que vous aimez relire?
« La Prose du Transsibérien » et « la petite Jehanne de France » de Cendrars.
Quel film vous fait pleurer?
« Iphigénie » de Michaël Cacoyannis.
Quand vous vous voyez dans un miroir, qui voyez-vous?
Je ne me suis jamais posé la question. Je regarde si je ne me suis pas barbouillée de peinture ou de crayon à bille.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire?
A Marguerite Duras.
Quelle ville ou lieu a pour vous valeur de mythe?
Quand j’étais enfant, la famille au grand complet habitait ce petit port de la rade lorientaise, Eden, centre du monde. Mes soeurs et moi passions d’une maison à l’autre. On nous offrait des gâteaux, des bonbons, du chocolat et, chez celles qui faisaient de la couture, des chutes de tissu dont je faisais de ” somptueuses” robes mal cousues à ma poupée.
Mais Locmiquélic, pour une autre raison, nous semblait le centre du monde. Autour de la table de la salle à manger, on parlait de Calais, de Brest, de Toulon, de Manille, Saigon, Bizerte, Casablanca, comme si ces lieux nous avaient été reliés par des fils invisibles. Mais il ne s’agissait pas de vanter le colonialisme, loin de là.
Pour beaucoup d’hommes de la région lorientaise, la seule solution pour échapper aux misères de la vie de pêcheur, était de s’engager dans la marine. Eux, qui n’étaient que sous-officiers, avaient été jetés, jeunes, dans des lieux qui leur étaient hostiles, dont ils ne connaissaient ni la langue, ni la civilisation, “en poste dans la brousse”. Pour survivre, ils s’intégraient tant bien que mal. Quelquefois bien. Résultat : une fois revenus, on surprenait parfois, aux sons de Biskra ou de Hai Chau, leurs yeux abîmés dans les courants de l’Atlantique. C’était le regard vers les pays perdus. Ils se mettaient à monologuer. J’ai ainsi été initiée au bouddhisme à huit ans au large des côtes.
Ce petit port breton contient l’ombre de destinations révolues, des histoires à dormir debout, qu’on ne peut raconter que dans des romans ou au cinéma.
Quels sont les artistes ou écrivains dont vous vous sentez le plus proche?
Voici ceux que j’admire. En peinture : Nicolas de Staël, Gerhard Richter, Fred Deux , Niki de Saint-Phalle, pierre Soulages.
En littérature : Rimbaud, Cendrars, Conrad, Le Clézio, Claude Simon, Pascal Quignard, Philippe Forest.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire?
Un petit rajeunissement.
Que défendez-vous?
Actuellement, dans un roman, le sort des SDF, après avoir lu, observé, interrogé.
Que vous dit la phrase de Lacan: ” L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. “?
On poursuit : L’Amour c’est tout réclamer de quelqu’un qui n’a rien. L’Amour c’est avoir tout donné à quelqu’un qui exige encore plus.
Que pensez-vous de celle de Woody Allen: ” La réponse est oui mais quelle est la question?“
Je dirais: La réponse est non mais quelle est la question?
Quelle question ai-je oublié de vous poser?
Quel est le dernier lieu où vous avez séjourné? Réponse : Sils Maria où Nietzsche a vécu en ermite.
La question qui vous taraude en ce moment?
La moustache de Nietzsche ! Pourquoi cette monstrueuse moustache alors qu’il n’était pas laid ? Je sais : il a répondu en partie à la question mais ce n’est pas convaincant ! Freud, interrogé, paraît-il, a dit qu’il ne connaissait pas ce Nietzsche-là. Gageons que Nietzsche a voulu qu’on l’entende tout en camouflant d’où il le disait. Et maintenant les érudits de s’angoisser et de s’affronter sur l’Eternel Retour et la Volonté de Puissance.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 6 aout2017.