Hélène Mathon est partie d’un désir profond : évoquer le regard porté par les normaux sur ceux qui ne le sont pas et «utiliser le théâtre comme chambre d’écho à cette relégation des fous ». Il s’agissait aussi de sortir cette problématique « trop souvent vouée aux amphithéâtres des facultés et à l’intimité des chambres ».
Pour accueillir la « différance » chère à Derrida, elle a trouvé un auteur idéal : Eugène Sazitzkaya . Dès Un jeune homme trop gros (éditions de Minuit), il s’est imposé et a récidivé avec des textes tels que Marin, mon cœur, A la cyprine et Fraudeur pour explorer des zones évoquées par d’autres avec dilettantisme.
L’auteur sait éviter les évidences pour saisir l’homme « éclaté» et qu’un moindre souffle « assemble et défait. Sa charpente elle-même est déconstruite. Il est comme un char à deux roues dont les roues s’écartent et divergent, roulant chacune pour son propre compte ». La schizophrénie s’image ici entre écrasement et abrasion. La boîte crânienne et son corps sont au milieu d’un désordre soumis à diverses pressions dont la médecine ignore encore sinon les remugles du moins les fonctionnements.
Le péril est donc en la demeure, là où le moindre vent décoiffe, où l’aigre émeut. Savitzkaya retient tout, retient rien. Il sait évoquer ce qui échappe à lui-même. Le tout en avançant la main dans la main avec ceux que la maladie tient dans la souffrance. L’auteur devient ici un behaviouriste mais demeure le poète capable d’offrir une carte blanche à la différence dolente. L’être en miette flotte en une confrontation incoercible avec lui-même.
Pas de repos ni de temps mort. Pas de vie non plus pour qui — à force de lutter contre lui-même et n’étant jamais soi — ne peut espérer qu’en la fatigue et ce qui est pris pour de la paresse.
jean-paul gavard-perret
Eugène Savitzkaya, Sister, Travail graphique de Bérengère Vallet sur une idée d’Hélène Mathon, Edition L’œil d’or, Paris, 2017 — 17,00 €.