Emmanuel Leroy Ladurie, Les paysans français d’Ancien Régime

Un éclai­rage dans l’une des plus froides nuits de l’histoire
Sur cinq siècles et un espace com­pa­rable à notre hexa­gone, Emma­nuel Le Roy Ladu­rie donne suite à ses tra­vaux sur les pay­sans, dont il a ici voulu faire la syn­thèse, acces­sible au moins aux pre­miers concer­nés : les pay­sans de France. En 200 pages, c’est donc la den­sité qui est visée ; den­sité, car il faut résu­mer cinq siècles, et mettre en com­pa­rai­son un très grand nombre de cas au fil de cette histoire. 

P
our­quoi com­men­cer au 14ème siècle ? Car c’est au 14ème que l’on passe, en France, d’une popu­la­tion de vingt mil­lions à dix mil­lions d’âmes, déclin pour lequel Le Roy Ladu­rie emprunte le vocable d’un autre his­to­rien, Pierre Chaunu : pas­sage du « monde plein au monde creux ». En consi­dé­ra­tion du plan (sept cha­pitres), cette catas­trophe démo­gra­phique, consé­quence de la guerre de Cent ans, au Nord, des ravages de la peste, au sud, et des crises ali­men­taires qui donnent la mesure au milieu du 15ème siècle, fait l’objet du pre­mier.
Le deuxième cha­pitre explique com­ment la France retrouve, de la fin du 15ème au Beau 16ème siècle, ses vingt mil­lions d’habitants. C’est le fil de l’histoire que suit notre auteur, en en don­nant les réper­cus­sions pour le monde rural ; les guerres reli­gieuses et ligueuses pour le cha­pitre 3, la pre­mière moi­tié du 17ème siècle pour le cha­pitre 4, avec la conti­nua­tion de l’essor démo­gra­phique, certes, mais quelques crises, notam­ment dues à la Guerre de Trente ans, à la Fronde et à la peste, tou­jours pré­sente, qui le ralentissent.
Après quoi nous pas­sons à un cha­pitre thé­ma­tique, consa­cré aux révoltes pay­sannes, où nous consta­te­rons que c’est bien sou­vent le monde rural dans toutes ses classes qui se mobi­lise contre les intru­sions fis­cales de l’Etat cen­tral nais­sant ; enfin un long cha­pitre allant du début du règne de Louis XIV à 1789, qui se divise en trois sous-parties : une pour le règne de Louis XIV, funeste dans les années 1690, une pour la période qui s’étend de la Régence à la Révo­lu­tion, bien plus pros­père, une, thé­ma­tique, sur les moeurs pay­sannes au der­nier siècle de l’Ancien Régime, adou­cies par l’éducation qu’apportent les congré­ga­tions catho­liques. Enfin, le der­nier cha­pitre s’intéresse à la vio­lence pay­sanne et aux contes­ta­tions vil­la­geoises, pour le même siècle. Nous ver­rons que si la contes­ta­tion n’est plus anti­fis­cale, comme aux siècles pré­cé­dents, elle n’en devient pas moins anti­sei­gneu­riale, et que si la vio­lence est moindre, les opi­nions s’échauffent, les moeurs se relâchent, et les insur­rec­tions dans l’Est et le Centre res­tent impunies.

C
omme il l’explique dans sa pré­face, Le Roy Ladu­rie intro­duit dans l’étude de l’histoire des pay­sans, dont il retrace le mou­ve­ment depuis sa nais­sance au 20ème siècle dès les pre­mières lignes, le souci du mor­cel­le­ment des terres, qui est traité au gré des cha­pitres, et en dit long à la fois sur les cou­tumes, leur ins­pi­ra­tion et leur diver­sité, sur l’économie, sur les groupes sociaux et sur les juri­dic­tions. Ce thème est l’un des nom­breux autres grâce aux­quels on peut dire que l’intérêt de ce tra­vail est de nous mon­trer le spec­tacle de tout un pays, par celui du monde pay­san, puisqu’il en est encore le centre de gra­vité. Nous sommes donc ini­tiés aux pro­blèmes de chaque époque, et à tra­vers elles, nous voyons l’Etat se cen­tra­li­ser, se nour­rir de forces diverses, et les trois ordres bien sou­vent se don­ner la main, dans la cam­pagne, pour lut­ter contre lui.
Un livre sur les pay­sans, c’est néces­sai­re­ment un livre sur le maté­riel, un exposé des condi­tions de vie et de tra­vail dans ce qu’elles ont de plus concrètes, et donc de plus com­pa­rables aux nôtres. Le mérite est double : non seule­ment cinq siècles sont repris, mais par le fait même de nous en offrir la vision, c’est le pré­jugé du pay­san pauvre qui se trouve écarté.
Car un livre qui prend pour cadre l’Ancien Régime, c’est aussi néces­sai­re­ment un éclai­rage dans l’une des plus froides nuits de l’histoire, un éclai­rage (fait) sur ceux que, par mécon­nais­sance des faits maté­riels, on croi­rait pauvres et mal­heu­reux, par défi­ni­tion. En décri­vant l’habitat et le quo­ti­dien des pay­sans, à de mul­tiples reprises, c’est la dis­tance des siècles qui est fran­chie, et la capa­cité d’évaluer d’après les cri­tères de la bonne époque, qui est don­née au lec­teur.
Par une atten­tion conti­nue por­tée le plus minu­tieu­se­ment sur elles et sur le plus grand nombre de régions, la lec­ture nous fami­lia­rise d’une part avec les normes ali­men­taires, socié­tales, légales, éco­no­miques de chaque époque, et avec les méthodes actuelles d’estimation de la qua­lité de vie, comme l’étude de la consom­ma­tion de cer­tains pro­duits, par exemple, ou des reve­nus fon­ciers et des salaires.

M
ais cette exhaus­ti­vité rend la lec­ture pour le moins mou­ve­men­tée, sinon dif­fi­cile. En effet, l’auteur nous pro­mène inces­sam­ment d’une région à l’autre, pour nous mon­trer la rela­ti­vité, ou au contraire la géné­ra­lité, des phé­no­mènes qu’il étu­die. Mais ces va-et-vient empêchent, à la lec­ture, de se faire une vision et donc une idée d’ensemble des évo­lu­tions (si tant est qu’un ensemble soit pos­sible). Il ne fait aucun doute que cette mosaïque d’informations était la condi­tion d’un tra­vail dense, sans quoi nous n’eussions pas lu la syn­thèse que pour­sui­vait Leroy Ladu­rie. Par ailleurs, cette dis­pa­rité, qui arrête la lec­ture du temps sur chaque espace, nous rend compte de ce que la France est une dis­pa­rité.
Ce n’est donc pas le souci de pré­ci­sion qui est gênant, mais de ne pas l’avoir syn­thé­tisé lui-même, avec des cartes, par exemple, de sorte qu’au terme de notre lec­ture, après avoir tra­versé un cer­tain nombre de régions, nous voyions ce qu’il en est à échelle nationale.

enzo michelis
 
Emma­nuel Leroy Ladu­rie, Les pay­sans fran­çais d’Ancien Régime, Seuil, Points His­toire, 2015, 288 p.  - 8,80 €.

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