Antonio Rodriguez, Après l’Union

L’oubli du passé et le passé de l’oubli : limites

Après Saveurs du réel qui explo­rait la « rup­ture » amou­reuse et  En la demeure  sur le deuil de la mère, le poète a éla­boré son pro­jet sur l’Europe au moment où les forces natio­nales dans divers pays euro­péens étaient en marche dans une U.E. de plus en plus contes­tée. Ecrire en fran­çais fut pour le poète une manière de dire non et de don­ner à l’Europe un moyen de « rayon­ner par-delà l’horizon natio­nal » face aux inéga­li­tés et le sen­ti­ment de beau­coup d’être reje­tés dans l’indifférence. Est-ce suf­fi­sant ?
Le poète a entamé un tra­vail for­ma­liste qui pour­rait dire les contrastes et oppo­si­tions. Son livre est construit de scan­sions frag­men­taires afin de for­mer un flux — dont l’auteur se veut « le corps, les yeux, les mots ; héri­tage d’une généa­lo­gie conti­nen­tale errante. ». Loin des écri­tures repliées sur elles-mêmes, il veut explo­rer des pos­sibles et de mobi­li­ser « l’intelligence col­lec­tive » au sein d’une incar­na­tion dans la langue. Après l’Union se reven­dique comme l’appel à un temps d’« après le témoi­gnage » afin de se déta­cher du passé mais sans s’en éloi­gner. Et c’est bien la qua­dra­ture du cercle ou le nœud gor­dien du projet.

Le poète res­pecte tota­le­ment « devoir de mémoire ». Il vou­drait autant s’en déga­ger parce qu’il est devenu « un rite poli­tique assez creux fina­le­ment ». Et l’auteur d’ajouter : « Com­ment ne pas être las des com­mé­mo­ra­tions, des mémo­riaux, de l’identification vic­ti­maire ? ». Il dési­re­rait ne plus écrire pour dépo­ser des gerbes d’un deuil infini. Et d’ajouter : « Il n’y a rien de plus étrange que ces hordes de tou­ristes, qui arrivent en cars à la caserne d’Auschwitz et finissent, après la « leçon », par man­ger des sau­cisses et des frites à la café­té­ria du « musée » ».
La révé­la­tion euro­péenne est pas­sée pour Rodri­guez, après une crise exis­ten­tielle gué­rie, non par le car­na­val d’un tel site mais par sa visite à Bir­ke­nau où il n’existe rien de muséal et où beau­coup de morts inno­cents nour­rissent la terre. Le poète pensa qu’une issue poé­tique était pos­sible dans un lien avec « la matière des lieux » pour y incor­po­rer celle d’une poé­sie qui tra­vaille sur l’imaginaire du conti­nent, en recons­trui­sant une langue moins han­tée par les cime­tières de l’histoire.

Dans ce but, l’auteur fait péné­trer en ce qu’il nomme sa « chambre intime » ou son « Europe de chambre » : chambre d’écriture de vue, de vie, d’imaginaire, influen­cée bien sûr par tout ce qui s’est pas­sée dans l’Histoire du XXème siècle mais qui se veut « genèse poé­tique du conti­nent » à par­tir d’un noyau fami­lial. Néan­moins et en dépit de ce qu’il vou­lait faire, l’auteur reste impré­gné des hor­reurs de la Shoah. Sa chambre d’amour lui rap­pelle les « pla­fonds des salles d’Auschwitz », la che­ve­lure d’Europe le ramène aux « mon­tagnes de che­veux des femmes dépor­tées ». Com­ment espé­rer magni­fier dès lors la che­ve­lure d’aujourd’hui venue après toutes ces che­ve­lures ? Rodri­guez y répond en éla­bo­rant une nou­velle forme poé­tique. Mais, par crainte d’une pro­fa­na­tion des lieux inté­rieurs de la mémoire humaine, il a du mal à rem­plir la béance que les sac­cages ont lais­sée et que son écri­ture vou­lait com­bler.
La fic­tion poé­tique fami­liale intime qui char­pente l’œuvre demeure entre­te­nue dans la confron­ta­tion d’un passé source de mort plus que de vie. L’artiste se retrouve ficelé plus du côté de l’archive que du vivant. Certes, la marche est étroite entre l’oubli du passé et le passé de l’oubli. L’imaginaire poé­tique demeure rivé à ce que Rodri­guez espé­rait dépla­cer. Ses poèmes rejouent des émo­tions résur­gentes et sacrées dont l’auteur ne put faire l’économie. Com­ment d’ailleurs lui reprocher ?

Faire de l’Europe un « lieu qui ren­verse le récit de la Genèse : sur la plaine du maré­cage, de la mort, celle de la Chute moderne » demande sans doute une autre jonc­tion entre la poé­sie et l’histoire même si l’objectif semble ardu et peut-être dif­fi­ci­le­ment ima­gi­nable sinon de faire des Euro­péens des êtres accul­tu­rés. Mais ici le désir d’Europe semble grevé plus par ce qui s’est passé sur le conti­nent que sur de nou­velles don­nées poli­tiques et éco­no­miques. Preuve peut-être que ces don­nées ne sont pas solubles dans la poé­sie.
Rodri­guez aurait été plus à l’aise en cher­chant une autre forme. Il croit sa pro­po­si­tion inno­vante : un gros doute sub­siste. Le poète est pris au sein du piège dans lequel Mes­chon­nic était tombé. Mobi­li­ser le monde réclame non une poé­sie méta­pho­ri­que­ment enga­gée mais une réflexion en un cor­pus capable de faire tenir ensemble ce qui reste mar­qué de vul­né­ra­bi­lité et d’appartenance à des groupes recro­que­villés sur ce qu’ils furent. Le pas en avant ne se suf­fit pas d’un « avoir été » : il réclame le ce « qu’un sera » pour­rait être.

jean-paul gavard-perret

Anto­nio Rodri­guez,  Après l’Union, Tara­buste, Saint Benoît du Sault, 2017, 104 p. — 13,00 €.

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