Jean-Paul Delfino, Dans l’ombre du condor

Une explo­ra­tion de Rio de Janeiro sous la dic­ta­ture mili­taire des années soixante

Après Cor­co­vado, voici Dans l’ombre du Condor, le deuxième volet de la tri­lo­gie bré­si­lienne de Del­fino. Cet opus cen­tral est net­te­ment plus sombre que le pré­cé­dent. L’exploration d’une Rio de Janeiro exu­bé­rante, mys­tique et tro­pi­cale, fait place à une rep­ta­tion atten­tive dans les arcanes d’une ville vei­nées d’intrigues poli­tiques tor­tueuses, de tor­tures cruelles et de per­ver­sions. Les temps changent, l’insouciance du début des années soixante s’est figée dans le plomb, les mili­taires tiennent le Bré­sil à par­tir de 1964, avec l’appui et la bonne conscience de Washing­ton. Déclen­chée sous Ken­nedy, l’opération Condor vise à implan­ter et à favo­ri­ser les inté­rêts amé­ri­cains dans le monde entier, quitte à employer la force. C’est fait, le Bré­sil leur obéit. Le roman d’apprentissage s’est mué en roman d’espionnage, sans doute parce qu’il n’y plus rien à apprendre dans un pays infan­ti­lisé, si ce n’est le cynisme. 

Les héros ont vieilli. Joao Domar et Zumbi sont ins­tal­lés. En diri­geants de petites mai­sons de disques, ils par­ti­cipent de l’émergence de la bossa nova, dif­fusent Jobim, Vini­cius de Moraes, Baden Powell. Ils s’aiment ter­ri­ble­ment entre leurs dis­putes ora­geuses qui s’achèvent sur des retrou­vailles copieu­se­ment arro­sées. Leurs enfants semblent liés par un des­tin muet et impla­cable, car entre-temps Pau­linho Domar et Lucina ont repris le flam­beau. Dans un Bré­sil ané­mié par la dic­ta­ture, l’un a choisi la sécu­rité et la com­pro­mis­sion, l’autre le dan­ger et la lutte idéo­lo­gique. Pau­linho a conclu un bon mariage avec la fille de l’ambassadeur amé­ri­cain, il est l’un des plus grands diri­geants de la SNI, prin­ci­pal organe de ren­sei­gne­ments de la junte aux méthodes direc­te­ment ins­pi­rées de celles de la CIA : tor­ture, chan­tage, viol ne sont pas de trop pour libé­rer le pays des “rouges”… Pau­linho noie sa mau­vaise conscience dans le luxe et le whisky, son père l’a renié, Pau­linho est un salaud. Un jour c’est sûr, il se dit qu’il osera déso­béir, d’autant qu’il sait que de l’autre côté, à gauche et parmi les étu­diants, Lucina mène un com­bat dont il recon­naît la justesse.

Au milieu de la noir­ceur ambiante, ces quatre per­son­nages sont des figures hautes en cou­leurs. Leurs brouilles, la cocas­se­rie de cer­taines situa­tions ont par­fois déclen­ché chez moi un sou­rire un peu béat qui me fai­sait pas­ser pour un doux idiot dans le cor­tège funèbre du métro pari­sien mati­nal — spec­tacle navrant qui incite à croire que trois Fran­çais sur quatre sont au bord du sui­cide. Mais cou­pons court à cette digres­sion d’ordre trop per­son­nel. 
Dans l’ombre du Condor est à mettre au rang des bons romans roma­nesques, aux péri­pé­ties bien sen­ties, pla­cées dans une pro­gres­sion tou­te­fois légè­re­ment trans­pa­rente, qui laisse trop bien devi­ner les abou­tis­sants de l’intrigue. L’on regret­tera éga­le­ment un style un peu sec et une écri­ture insuf­fi­sam­ment châ­tiée, qui laisse une place trop large aux images communes.

En fin de compte, le prin­ci­pal inté­rêt de ce roman réside dans l’aboutissement du tra­vail d’investigation mené par son auteur qui éclaire d’une lumière extrê­me­ment vio­lente et démys­ti­fi­ca­trice les méca­nismes de la poli­tique exté­rieure amé­ri­caine lors de la Guerre froide, mélange d’avidité, de ter­reur et de cynisme éhonté. Les der­nières pages du livre ont de quoi lais­ser bouche bée, et parmi elles, cet extrait :
En cin­quante ans, les USA et la CIA sont inter­ve­nus au total dans plu­sieurs dizaines de pays démo­cra­tiques et les ont fait bas­cu­ler dans la dic­ta­ture et l’horreur, dans le seul but de s’approprier leurs richesses (…) L’opération Condor, selon les esti­ma­tions, a per­pé­tré 70 000 meurtres, a assas­siné ou fait dis­pa­raître 8 000 enfants (…) et a jeté en pri­son 500 000 femmes et hommes, dans la seule Amé­rique latine.
Les chiffres font trem­bler. Après le Bré­sil, ce sera res­pec­ti­ve­ment au tour de la Boli­vie, du Pérou, de l’Argentine, du Chili et de l’Uruguay, de voir les galon­nés défi­ler dans les cou­loirs des palais pré­si­den­tiels. Pas de doute qu’avec ça, les Amé­ri­cains soient les chefs du Monde libre. Et encore, rien n’est moins sûr, puisqu’il est désor­mais éta­bli que cer­tains agents SS et des fonds nazis ont pro­fité de la pro­tec­tion offi­cieuse de digni­taires et de ban­quiers amé­ri­cains (parmi les­quels Pres­cott Bush, l’illustre grand-père de l’illuminé qui conti­nue d’envoyer les jeunes gens de son pays mener la sainte croi­sade pour le pétrole ira­kien). La coupe est pleine lorsqu’on apprend que le Vati­can était aussi l’un des maillons unis­sant les pour­ris du monde entier… Mais tout ceci est sans doute une autre histoire.

bap­tiste fillon

   
 

Jean-Paul Del­fino, Dans l’ombre du condor, Métai­lié, avril 2006, 309 p. — 20,00 €.

 
     
 

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