L’envie de sens et sa dissipation
Il arrive que le roman rejoigne les images en mouvement même (ou surtout) lorsque leur filmage tourne au fiasco. Ici, une assistante de plateau plus ou moins désœuvrée donne vie aux choses qui se prêtent à son jeu. Mais bien vite ses créations lui échappent et le désastre est proche. Pour concocter cet échec cinématographique, l’auteure a compilé au fil des ans des citations lues, entendues ou vues sur le Net. En une sorte de cut-up, elle a monté son texte comme se monte un film. Ce qui permet des assemblages intempestifs où par exemple « la graisse enfouit les fesses et tout le monde rate les baisers ».
La fécondité romanesque tient à ce jeu intelligent et érotique où tout s’agence de manière kaléidoscopique et étonnante. La narratrice elle-même est prise dans ce dédale, cet abîme. Il n’est plus possible de l’arrêter. A l’écran du film impossible se superpose celui du roman. Son langage travaille les images, nous fait passer dedans ou dessous. La « réalité » ne tient que par lui. La performeuse fabrique ainsi une œuvre in progress dont Les Jurons est un des états provisoirement définitifs. La question de dispositif, d’agencement est importante en tant que machine à produire des flux de paroles par le branchement d’une masse disparate. Elle métamorphose la rumeur en désir ou en inquiétude.
La Lausannoise reste l’usurière d’un collectif verbal qui change l’académisme vermoulu du roman. Pour autant, dans ce collage la signature de l’auteure garde toute sa valeur : tout passe par celle qui en assume une « loi ». Celle-ci travaille la fiction d’une manière nouvelle. L’hybride permet une sotie aussi hirsute qu’unifiée.
jean-paul gavard-perret
Marie-Luce Ruffieux, Les Jurons, Le Tripode, 2017, 120 p. — 20,00 €.