Michel Serres, Hergé mon ami

“Poé­sie muette de la ligne claire”

De Tin­tin, on connaît l’inusable houppe sur­mon­tant un éter­nel visage juvé­nile, tout en ron­deurs. Chaque lec­teur des aven­tures du célèbre globe-trotter flan­qué du fox-terrier Milou, du capi­taine au long cours Had­dock et de ce cyclone ambu­lant qu’est le pro­fes­seur Tour­ne­sol, appré­cie à leur juste mesure ces his­toires sculp­tées à la ligne claire et qui ont fait plu­sieurs fois le tour du monde. Beau­coup a déjà été dit, entre sommes et pen­sums, sur le cor­pus “tin­ti­nesque”. S’agit-il donc ici d’une inter­pré­ta­tion sup­plé­men­taire, énième ten­ta­tive d’explorer les tré­fonds des caves du maître –sur le modèle du caveau des anti­quaires dégor­geant d’exemplaires en désordre des beaux-arts dans Le Secret de la Licorne ? D’une pièce de plus venant s’ajouter au pan­théon du génie her­géen ? Plus sobre­ment, à l’occasion de l’exposition pari­sienne Hergé au Grand Palais (ouver­ture le 28 sep­tembre 2016), Hergé mon ami se donne comme un témoi­gnage d’amitié envers le com­plice dis­paru. Et de l’esprit de sérieux qui trans­cende les planches du des­si­na­teur belge.

Ami de Georges Rémi, dit Hergé par goût d’un rac­courci “ini­tial” et d’une pudeur iden­ti­taire, Michel Serres le fut. Eton­nante et émou­vante ren­contre, d’ailleurs, quoique tar­dive, entre les deux hommes, et racon­tée ici de manière aussi drôle qu’émouvante dans  “Amis de vieillesse”” et “Ami­tié”. Flo­ri­lège de la contri­bu­tion de Serres aux innom­brables ana­lyses des his­toires de Tin­tin, ce livre regroupe les textes que l’académicien consa­cra à Hergé entre 1970 et 1997, dans des sup­ports aussi variés que jour­naux, essai sur l’herméneutique, confé­rence ou cata­logue d’exposition.
Ras­sem­blés dans l’espace d’un livre agréable au tou­cher et fleu­rant bon le par­fum –nos­tal­gique, for­cé­ment– de l’enfance, les fines obser­va­tions de Michel Serres ne se pré­sentent pas seule­ment comme un agré­gat chro­no­lo­gique mais auto­risent à tra­vers le temps un dia­logue vivace entre elles. Par quoi la lit­té­ra­ture semble prendre une revanche méri­tée sur les sciences humaines épin­glées fort à pro­pos en ces pages…

Ainsi de l’assertion pre­mière selon laquelle Hergé serait “le Jules Verne des sciences humaines”, qui se trouve cor­ri­gée à plu­sieurs reprises au gré des inter­ven­tions de Serres pour abou­tir à cette consta­ta­tion ulté­rieure que le des­si­na­teur va en fait “plus loin” que Jules Verne dans la mesure où, dans Tin­tin, “plus que les décors où vivent les indi­vi­dus et les socié­tés, les explo­ra­teurs découvrent par eux-mêmes les choses cachées qui ras­semblent les hommes”. Il est vrai pour­tant qu’Hergé “a des­siné la beauté du monde, le nombre des langues, des cultures, (…) fait voya­ger, comme Jules Verne, en voi­ture, en che­min de fer, en avion, en fusée. Qu’il a fait voir comme lui le Tibet, l’Orient, les mers du Sud, la ban­quise, la lune, mais [aussi que] com­plé­tant le vieil ancêtre d’éducation et de récréa­tion, il part du musée d’Ethnographie et non du Muséum d’histoire natu­relle”. Sim­ple­ment, quand bien même l’on pour­rait qua­li­fier les voyages de Tin­tin et consorts de “trai­tés extra­or­di­naires”, en écho aux “Voyages” du même nom qu’inventa avec Pierre-Jules Het­zel le créa­teur de Phi­léas Fogg, du capi­taine Hat­te­ras ou de maître Zac­cha­rius, force n’en est pas moins de consta­ter que les sciences humaines ont ten­dance, en géné­ral, à pla­cer une telle dis­tance entre l’homme qui étu­die les autres et ces autres qu’il étu­die, que l’écart ne se comble jamais.

 Alors qu’au contraire Tin­tin se donne comme une invi­ta­tion au par­tage, à la réci­pro­cité et aux rap­pro­che­ment des dif­fé­rences cultu­relles, poli­tiques ou sociales. A telle enseigne que, médi­tant la bonté qui se dégage spon­ta­né­ment des actions du jour­na­liste cos­mo­po­lite au cours de ses mul­tiples périples, Serres, pre­mier thu­ri­fé­raire du grand oeuvre et der­nier apo­lo­giste de la manne her­géenne, va jusqu’à célé­brer ici, notam­ment à l’évocation de Tin­tin au Tibet (in “La plus pré­cieuse des rare­tés”), la nais­sance de ces “sciences huma­ni­taires” dont notre époque n’aurait pas encore su accou­cher. Etrange maïeu­tique latente dans cer­tains albums, qui est peut être le vrai sens des voyages de Tin­tin, et qu’il appar­tient désor­mais (enfin ?) à cha­cun de per­ce­voir, enchâs­sée qu’elle est sous les bulles et les cases.
Aux confins de “l’atroce monde à vic­toires et défaites enfin aplani” par la conver­sion toute tibé­taine à la bonté morale, à la dou­ceur du blanc et à l’extase rela­tion­nelle, Hergé nous livre bel et bien les clefs d’un nou­veau monde : un monde paci­fié par l’ouverture à l’autre et favo­ri­sant “L’accès à soi” célé­bré ailleurs par la fine ana­lyse  de P. Ratte. Ainsi, dans cet album emblé­ma­tique, le père de Tin­tin perd-il “dans les neiges de l’Himalaya, les der­nières valeurs néga­tives, de sorte que son oeuvre dit un immense oui, seule et rare dans un siècle qui anima, dans ses arts et par ses actes, la des­truc­tion et les ruines et qui se com­plait dans la sté­ri­lité”. Pro­messe d’un ultime enchan­te­ment uto­pique non encore rabou­gri par un pseudo-réalisme tant poli­tique qu’économique qui fera long feu. Il faut lire ou relire avec patience, opi­niâ­treté et délec­ta­tion les com­men­taires fara­mi­neux, à mi-chemin de la poé­sie et de la crypto-analyse, de Michel Serres, lorsqu’il se penche sur le sta­tut du féti­chisme dans L’Oreille cas­sée. Ou sur la nature de la com­mu­ni­ca­tion dans Les Bijoux de la Cas­ta­fiore, “traité de la mona­do­lo­gie contem­po­raine”, bré­viaire de la com­mu­ni­ca­tion et du rire qui vaut son pesant de révé­la­tions et de retour­ne­ments lin­guis­tiques. Ou encore lorsqu’il évoque l’insoupçonnée rela­tion dia­lec­tique qui unit l’alimentation et la vio­lence dans nos socié­tés à tra­vers “Tin­tin ou le pica­resque aujourd’hui”. Par quoi la poli­to­lo­gie du goût rejoint subrep­ti­ce­ment la para­si­to­lo­gie de la repré­sen­ta­tion. Alors, “la bande des­si­née ouvre [bien] une voie ori­gi­nale, autre que celle du lan­gage, du rythme ou du son, et laisse rayon­ner les êtres et les choses de leurs propres formes et dans leur eau sin­gu­lière : poé­sie muette de la ligne claire”.

Fidèle tant à son frère d’humanité qu’à l’enseignement de l’ouvrage qui contri­bua à son suc­cès en 1991, Le Tiers-Instruit, Michel Serres nous rap­pelle de manière oppor­tune, dans ce beau livre conte­nant plus de cin­quante illus­tra­tions, que tout appren­tis­sage consiste effec­ti­ve­ment en un mélange, un mixte, un métis­sage. Que la bande des­si­née est ce lieu idéal, hors des fron­tières aussi tem­po­relles que géo­gra­phiques, au-delà des inté­rêts enten­dus, où l’entre-connaissance s’esquisse comme la lumière par­vient à per­cer les ténèbres.

fre­de­ric grolleau

Michel Serres, Hergé mon ami (1ère édi­tion : Hergé mon ami. Etudes et por­trait, Mou­lin­sart 2000), Mou­lin­sart & Le Pom­mier, 20, 2016, 144 p. — 17,50 €.

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