Lorenza Foschini, Le Manteau de Proust, histoire d’une obsession littéraire

Quand l’habit fait le moine

Il est des titres dont il convient de se méfier. Ainsi en est-il de ce “Man­teau de Proust”, qui évoque certes la figure légen­daire de l’auteur de La Recherche engoncé dans sa noire pelisse dou­blée de loutre, mais qui traite sur­tout sous la plume de Lorenza Foschini, plus que de la quête  d’un arte­fact, de l’obsession d’un col­lec­tion­neur pari­sien, Jacques Gué­rin, par­fu­meur de son état et grand biblio­phile.
Pas­sionné par l’univers prous­tien depuis long­temps, ce der­nier est en effet prêt à tout pour sau­ver ce qui peut l’être de la cathé­drale de sou­ve­nirs édi­fiée par Mar­cel dans son oeuvre : romans ori­gi­naires manus­crits, cahiers pré­pa­ra­toires, cor­rec­tions d’épreuves, cor­res­pon­dance, dédi­caces, jusqu’aux meubles de l’écrivain sup­po­sés conte­nir encore de manière puta­tive — c’est là un des pré­ceptes majeurs de La Recherche — comme l’âme même de celui qui les uti­li­sait de son vivant.

Des effets-miroirs que Gué­rin traque par­tout à par­tir de 1935 et qu’il tente avec téna­cité et opi­niâ­treté d’arracher, on pour­rait presque dire contre vents et marée, aux membres de la famille Proust — notam­ment du “petit frère”, Robert et sa femme Marthe — qui se montrent tout sauf com­plai­sants envers l’artiste mau­dit et malade dont l’homosexualité tue pèse sur sa tête telle une malé­dic­tion exi­geant que toutes les traces de culpa­bi­lité soient effa­cées de l’oeuvre ache­vée. Une oeuvre que Proust, souf­frant et gre­lot­tant sous son man­teau mité, brûle de finir avant que la mort ne l’emporte.
Met­tant ses pas dans ceux de Gué­rin qui lève un à un les voiles sur les secrets et non-dits de la famille prous­tienne, Lorenza Foschini par­vien­dra bien à exhu­mer in fine, archivé dans une caisse du musée Car­na­va­let auquel le col­lec­tion­neur l’a légué à sa mort (de même que l’ensemble des meubles “sur­vi­vants” de la chambre du roman­cier), le « vieux man­teau déchiré » de Mar­cel Proust qui fait par­tie de sa légende, rem­part, seconde peau et véri­table corps de l’auteur (il avait l’habitude, outre de le por­ter par toutes les sai­sons, de s’en ser­vir comme cou­ver­ture pour le lit sur lequel il aura écrit la majo­rité des pages de La Recherche).

Bien évi­dem­ment, l’on com­prend alors que c’est la figure de l’écrivain qui est inter­ro­gée ici par le biais des élé­ments maté­riel de son quo­ti­dien : est-ce que le méchant lit où Proust pas­sait ses jour­nées, la table où le roman­cier s’asseyait sont vitaux dans le pro­ces­sus de créa­tion lit­té­raire ? Le man­teau qui pro­té­geait l’écrivain du froid peut-il avoir à nos yeux une autre valeur, une autre épais­seur que celles du tissu qui le com­pose ? Le corps de l’homme influence-t-il, et si oui jusqu’à quelles extré­mi­tés, l’oeuvre de l’artiste ? Somme toute, ques­tion redou­table, La Recherche aurait-elle été autre sans la fameuse pelisse, qui appa­raît comme un pivot à part entière dans la vie de l’auteur de La Recherche ?

Même si brève et menée avec le ton froid d’un enquê­teur de méde­cine légale (voir la scène d’ouverture, cf. extrait ci-dessous,  où le fameux man­teau est com­paré au cadavre d’un défunt) et assor­tie de pho­to­gra­phies qui ren­forcent l’effet cli­nique réa­liste, voilà une réflexion ins­crite dans le prin­cipe de réa­lité, plus fon­da­men­tale qu’il n’y paraît au fil des pages, une réflexion sur le sens d’un objet-transfert, d’éléments infra-ordinaires éle­vés au rang de reliques cultes ou d’hypotyposes féti­chistes et qui a pour inté­rêt de nous inci­ter à nous plon­ger de nou­veau avec délec­ta­tion dans l’écriture si pleine, si riche et si dénu­dée de Mar­cel Proust.
Pour la petite his­toire, Jacques Gué­rin dis­per­sera ses col­lec­tions diverses en 1992, huit ans avant sa mort, dans une vente aux enchères excep­tion­nelle qui per­met­tra de faire sur­gir des limbes de l’oubli, preuve de son goût sûr et de son “nez”,  manus­crits, édi­tions ori­gi­nales et lettres auto­graphes de Bau­de­laire, Apol­li­naire, Picasso, Hugo, Coc­teau, Genet, Rim­baud …et Proust.

fre­de­ric grolleau

Lorenza Foschini, Le Man­teau de Proust, his­toire d’une obses­sion lit­té­raire (Il cap­potto di Proust, Sto­ria di un’ossessione let­te­ra­ria, 2010), tra­duit de l’italien par Danièle Valin, éd. Quai Voltaire/La Table ronde, 2012 et coll. La petite ver­millon, 22 sep­tembre 2016, 144 p. — 5,90€.

A noter : La Table ronde, en hom­mage à Proust, publie éga­le­ment dans la col­lec­tion La petite ver­millon, Bot­tins prous­tiens de Michel Erman et Le Prince des cra­vates de Lucien Daudet.

EXTRAIT

Ils sortent la boîte en car­ton. La des­cendent avec pré­cau­tion, mais avec un cer­tain déta­che­ment, comme si ce n’était pas à eux d’exhumer un si modeste objet. Moi, je suis là, debout, dans la salle éclai­rée au néon. Un parent appelé à recon­naître le corps d’un proche.
Ils posent la boîte sur la table au centre de la pièce. À peine ont-ils sou­levé le cou­vercle qu’une odeur de camphre et de naph­ta­line me sai­sit. En un ins­tant, M. Bru­son et son assis­tant dis­pa­raissent sous un voile, ce sont deux fan­tômes qui ges­ti­culent, les bras en l’air, agi­tant des feuilles blanches.

Len­te­ment, à petits pas, sou­riant d’un air gêné, je m’approche de la table. Devant moi se trouve le man­teau, étendu au fond de la boîte comme sur un lin­ceul : raidi par le rem­bour­rage de papier, on dirait l’habit d’un mort. Des franges de papier de soie dépassent des manches, rem­bour­rées elles aussi. Je me penche davan­tage, m’appuyant sur le plan métal­lique où repose la boîte et il me semble voir à l’intérieur un pan­tin sans tête et sans mains. Plein, cor­pu­lent, le ventre saillant.
La pré­sence de M. Bru­son me met mal à l’aise. Avec son air poli, il fait sem­blant de ne pas me sur­veiller, mais je sais bien qu’il m’observe du coin de l’œil.
Je ne résiste pas au plai­sir d’effleurer la laine gris taupe, déchi­rée, éli­mée sur les bords.

C’est un man­teau croisé, fermé par une double ran­gée de trois bou­tons. Quelqu’un de plus maigre a déplacé le bou­ton­nage pour le res­ser­rer, et les traces des pré­cé­dentes attaches, des nœuds de fil noir épais, sub­sistent à l’endroit de la cou­ture. Un trou signale l’absence d’un bou­ton qui devait fer– mer le col, une éti­quette blanche au bout d’un fil rouge pend du revers de four­rure noire. Je la sou­lève, rien n’y est écrit. Je débou­tonne le man­teau à la recherche d’une marque quel­conque, le nom d’un maga­sin ou d’un cou­tu­rier. Rien.

M’enhardissant, je glisse les mains dans les poches, tou­jours rien. M. Bru­son s’impatiente, je le sens, mais je ne par­viens pas à me déta­cher de cette image inerte et poi­gnante. La pelisse gît ouverte main­te­nant, lais­sant voir sa dou­blure de loutre pelée et man­gée aux mites. Je ne me décide pas à par­tir. Après tout, il ne s’est écoulé que quelques minutes, et j’ai devant moi le man­teau dont Proust s’est enve­loppé pen­dant tant d’années, celui qu’il éten­dait sur ses cou­ver­tures quand il écri­vait la Recherche dans son lit. Les mots de Marthe Bibesco me tra­versent l’esprit: « Mar­cel Proust vint s’asseoir au bal en face de moi, sur une petite chaise dorée, livide et barbu, avec sa pelisse de four­rure, son visage de dou­leur et ses yeux qui voyaient la nuit. »

Je remer­cie M. Bru­son, qui range le man­teau avec déli­ca­tesse. Il le bourre à nou­veau de papier, le bou­tonne, le recouvre des grands draps de papier de soie et referme le long cou­vercle en car­ton. Il sou­lève la boîte, la replace tout en haut de l’étagère en métal. Avant de par­tir, je jette un der­nier regard der­rière moi. Sur un côté de la boîte, au feutre noir, en grandes capi­tales, est écrit : « man­teau de Proust ».

Je tra­verse à nou­veau la magni­fique cour du musée Car­na­va­let et fran­chis la porte laté­rale, par où, grâce à l’aimable sol­li­ci­tude du direc­teur, Jean-Marc Léri, j’étais entrée, au 29 de la rue de Sévigné.”

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