Le bus comme métaphore du voyage, du déplacement et de l’exil
La ville. À la fois singulière et universelle. Un lieu sans nom. Un espace dans un état de déliquescence totale, une ville laide, endormie, absente qui inspire la peur, la méfiance, le chaos… Une ville plate, sans forme, sans mer, sans arbres… sans fleurs, sans oiseaux… Une ville malade, sans avenir, oublieuse de son passé. Une vision affreuse, pessimiste et hideuse de la ville, cette terre aride et ingrate qui n’a pas su attacher ses enfants ni aucun de ceux qui l’ont aimée d’un amour sincère.
Autour de ce lieu qui inspire la frayeur, le bus de la ligne A qui joue le rôle d’un lieu mémoriel et permet une introspection de soi. Au fur et à mesure qu’il avance, il ravive les blessures et réveille les douleurs archaïques. Un bus sans terminus. Il tourne autour de la ville, sans jamais la déflorer (…) sans cesse autour de ses blessures, comme un charognard. Un bus aussi âgé que la douleur de ce narrateur à la fois acteur et témoin, qui “délire” et “trébuche” sur ses souvenirs, ses déceptions et ses rêves effondrés qui mènent droit à l’abîme. Cet espace qui avale sans scrupule des hommes et des femmes aux visages sur lesquels s’imprimaient les rides de la défaite.
L’histoire de la ville et de ses habitants racontée tantôt au passé, tantôt au présent par l’absent qui ose un retour sur son lieu de naissance, de son enfance, son adolescence, ses amours, son apprentissage de la vie et de son lot de joies, de rêves, d’illusions et de désillusions. Un homme sans âge et sans visage, le nez collé à une vitre du bus très sale, qui regarde son passé et celui de sa génération, des hommes et des femmes englués dans la boue de la défaite. Cet enfant de la ville qui se laisse porter par les soubresauts du bus qui crachote et avance au rythme de la douleur, de la tristesse, du malaise, de la haine qui habitent le corps et l’esprit des personnages qui peuplent Le Bus dans la ville, premier roman de Yahia Belaskri1, qui prend l’allure d’une construction narrative riche en suspense et qui tient le lecteur en haleine jusque dans les fins fonds de cet abîme, ce lieu de l’échec à la fois individuel et collectif. Un récit raconté à la première personne du singulier qui mène sur les pentes du doute. Qui brouille les pistes. Qui captive l’imaginaire et incite à construire sa propre compréhension de l’histoire de cette ville qui, inévitablement, se confond avec la grande Histoire.
Dans un langage où transparaît une profonde sensibilité et un amour intense pour cette double histoire, l’auteur nous révèle les dessous de ce roman qui raconte l’échec de toute une génération avec, en filigrane, un brin d’optimisme incarné par un personnage qui symbolise l’alternative.
Tu es romancier, nouvelliste et journaliste. Comment es-tu arrivé à l’écriture ?
Yahia Belaskri :
J’ai migré en France en 1989, une année après les émeutes d’octobre 1988. Pour moi et pour ma génération, ces événements étaient un échec. C’est nous qui aurions dû être dans la rue et non pas les gosses qui sont morts sous les balles de l’armée. J’avais écrit, dans une autre vie, de la poésie. Mais à cette époque, je n’avais rien publié. Au journalisme, je suis venu par hasard. C’est un copain, rédacteur en chef d’un hebdomadaire sportif qui m’avait mis le pied à l’étrier. Ensuite, j’ai travaillé pour les quotidiens algériens L’Opinion et Le Soir d’Algérie.
Le bus dans la ville est le roman de la perte, de la défaite et de la désillusion. Comment est née l’idée de cette histoire qui prend l’allure d’une fable fantasmée où l’absurde et le tragique se mêlent et s’entremêlent au point de se confondre ?
Je ne sais pas. Je le portais, c’est sûr. Il est vrai que j’ai commencé à écrire le texte au lendemain d’un voyage en Algérie. Au retour, j’avais été malade. Je suis resté deux semaines à la maison sans sortir. Puis je me suis mis devant une feuille blanche. Le Bus de la ville, c’est le roman de la perte. Oui, il y a une défaite cinglante et étourdissante. Elle l’est d’autant qu’elle entraîne la population de cette ville dans l’abîme. Maic c’est également le roman de l’amour. Notamment l’amour des femmes rencontrées. Chérifa, la différente, rejetée pour sa langue et les “odeurs” de sa cuisine. Alima, l’amie “étrangère” qui décide de se suicider car elle ne comprend pas ce mot. Leïla qui initie le narrateur à la poésie. L’amour du théâtre et de la poésie qui est présente dans le roman avec Jean Sénac2, Kateb Yacine3, Abdelkader Alloula4, etc. La poésie est cette lumière qui permet de s’extraire de l’obscurité. C’est là que s’exprime le “beau”, c’est-à-dire cette part d’humanité qui fait reculer les démons qui sont en nous.
Le roman nous propulse au cœur d’un espace qui n’est ni situé géographiquement ni nommé. Il est désigné sous le nom de la “Ville”. Quel est le sens de cette absence de nom ?
Dès le départ, j’ai parlé d’une ville mais j’avais choisi de ne pas la nommer. Pourquoi ? Parce que je ne voulais pas l’inscrire dans une géographie précise. Pour moi, cette ville pouvait se situer n’importe où dans le monde. Je la voulais universelle. J’étais agréablement surpris lorsqu’un jour, quelqu’un m’a dit que cette ville lui faisait penser à une ville d’Amérique Latine. Il est évident que je parle de moi et de ce que je connais. Je parle d’Algérie mais en même temps cette ville peut se situer n’importe où. C’est donc un acte délibéré. Je voulais livrer un texte où des gens se battent, rêvent, réfléchissent, entreprennent, aiment mais à un moment donné, ils basculent dans une situation catastrophique.
La ville est laide, endormie, absente. Elle inspire la peur, le malaise, la douleur… Elle est à l’image de ses habitants, engluée dans la boue de la défaite. Pourquoi le choix de cette configuration catastrophique de la ville ?
Dans cette ville, les personnages perdent leur capacité de rêver car ils sont empêchés, entravés. Mais le roman ne livre pas qu’une vision pessimiste et catastrophique. À la fin de l’histoire, même si tout le monde se retrouve dans l’abîme, le narrateur n’y est pas. Son absence peut être interprétée comme une ouverture. Par ailleurs, il y a un personnage important qui n’est pas dans l’abîme : son frère, Badil qui signifie en langue arabe l’alternative. Ce frère absent qu’il cherche partout et qu’il ne voit pas dans l’abîme est possiblement en vie. Badil représente une autre possibilité de vivre et de rêver. Il y a là une ouverture qui à mon sens est à creuser.
Les personnages du roman ont une destinée tragique et commune. Tu les décris comme des êtres perdus, perdants, qui avaient perdu leur histoire et le présent. Ces hommes et ces femmes ne se laissent-ils pas broyer par le système ?
Dans cette ville, les personnages ont des projets, des espoirs, des rêves. Comme partout ailleurs. Ici, peu à peu, leurs rêves sont contrariés, déviés, brisés. Par qui ? Ce n’est pas mon rôle de le définir. Il y a des analystes, des politologues, des sociologues et autres chercheurs qui ont toute légitimité et latitude de le faire. Je me place du côté du sensible. Dans le passé de cette ville qu’évoque le narrateur, tout n’est pas rose. Rien n’est facile. Cependant, il y avait de l’enthousiasme et l’idée que tout était à construire. Ces êtres sont perdus car ils n’ont plus de rêves. Ils sont perdants car ils ont abdiqué. Quand on perd la capacité de rêver, quand on abdique, c’est qu’on renonce à ce qu’il y a de plus essentiel chez l’homme, c’est-à-dire son humanité. Ils sont victimes car à chaque fois qu’ils essayent de faire et d’entreprendre, ils se retrouvent en rupture. Cette vision est en lien avec qui je suis et d’où je viens. Je suis Algérien et à travers ce que j’écris transparaissent les successives ruptures qu’a connu mon pays : la colonisation, octobre 1988, la guerre civile… C’est toute l’histoire de ce pays que l’on ressent en filigrane.
Le bus est une métaphore qui semble avoir plusieurs significations. C’est un lieu mémoriel ? Il permet un retour sur soi ?
Lorsque j’ai commencé à écrire le texte, il m’a semblé intéressant de faire en sorte que le narrateur revienne dans un bus qui tourne autour de sa ville et qui va la lui révéler telle qu’elle est aujourd’hui. Ce moyen de locomotion va faire affleurer à sa mémoire les souvenirs de son enfance, de son adolescence, du début de l’âge adulte… Mais le bus, c’est beaucoup plus que cela. C’est la métaphore du voyage et du déplacement : aller d’un endroit à un autre et là on retrouve la question de l’exil : partir d’ici pour aller ailleurs. Le bus, c’est aussi une histoire personnelle. Mon père est décédé renversé par un bus. Cet événement douloureux m’a fait détester les bus. Et à chaque fois que j’en voyais un, je revoyais l’image de mon père écrasé et traîné par terre. J’avais envie d’apaiser ce souvenir douloureux et de me réconcilier avec le bus. En faisant voyager le narrateur dans un bus, je voulais exorciser ma peur et conjurer le sort. Le bus permet au narrateur de faire un retour sur lui-même.
L’emploi du ”je” nous met en présence d’un narrateur autodiégétique qui est à la fois témoin et acteur de l’histoire de la ville et de ses habitants. Le ”je” permet d’impliquer les lecteurs dans son processus d’introspection ?
Le bus dans la ville est mon premier texte romanesque et comme je voulais susciter l’attention des lecteurs, j’ai raconté l’histoire à la première personne du singulier. Dans ce texte, au départ, on ne sait pas grand-chose du narrateur à part le fait qu’il était absent et qu’il est de retour dans sa ville. Et d’ailleurs, jusqu’à la fin, on ne sait rien de son présent. On ne commence à le situer qu’à partir du moment où il raconte sa ville, sa famille, son enfance, son adolescence, ses amours, ses déceptions… On le découvre au fur et à mesure de l’avancement de l’histoire. Dès le début, je voulais que le narrateur se dévoile progressivement. C’est à travers les personnages qu’il se révèle aux lecteurs qui découvrent un homme très sensible, issu d’un milieu social modeste, qui a fait des études, qui aime la poésie, le théâtre, l’amour et la vie et qui a quitté sa ville. Et un jour, il revient. Il est à la recherche de quelque chose d’imprécis et on le saura qu’à la fin. Il y a du mystère dans la construction narrative. Je voulais laisser les lecteurs deviner qui est réellement ce narrateur.
Le roman met en évidence une juxtaposition entre deux temporalités antagonistes : un Passé heureux et chargé d’espoir malgré les difficultés. Et un Présent dominé par l’absence, le malheur, la mort où on assiste à un engloutissement dans l’abîme de la défaite. Une sorte de descente en enfer…
Cette dualité est nécessaire dans le récit car elle confronte deux réalités, celle d’hier où prévalaient les espoirs et les rêves et celle d’aujourd’hui marquée par le renoncement. N’est-ce pas qu’aujourd’hui nous sommes tous d’accord pour dire qu’il y a perte de repères ? Dans cette ville, non nommée, non définie, non située, il y a effondrement des repères, des valeurs. Les êtres se retrouvent ainsi dans la vase. Cette dualité passé/présent n’est pas pour glorifier, mythifier l’un et rejeter l’autre. Elle dit la nécessité de renouer avec le passé, pluriel, afin de construire du pluriel et rejeter l’enfermement.
Le roman est ponctué de départs, de disparitions, d’absence, de mort. Cette configuration tragique de la ville ne fait-elle pas écho à l’Histoire de l’Algérie ?
C’est certain. Un écrivain disait que les livres d’un auteur doivent affleurer sur sa peau. Moi, ce qui affleure sur ma peau, c’est mon pays, cette Algérie que je porte en moi. Cette Algérie belle et en même temps douloureuse. L’Algérie paradoxale. L’Algérie de ceux qui font et de ceux qui défont. Ce roman peut être la métaphore d’une ville algérienne. Beaucoup ont cru qu’il s’agissait de ma ville natale, Oran. Mais c’est l’Algérie qui est là dans toute sa complexité, tout cet amour que j’ai pour elle et toutes les difficultés que j’ai pour appréhender ses difficultés actuelles qui me questionnent. Mais mon roman c’est aussi les interrogations d’une personne qui peut être d’un ailleurs lointain qui s’interroge sur sa ville qui est en décrépitude, qui connaît des difficultés à se développer, à se moderniser, à se transformer, à s’humaniser. Ce roman est un constat d’échec de ma génération.
propos recueillis par nadia agsous le 26 février 2010.
NOTES
1 - Yahia Belaskri est né dans la ville d’Oran (Algérie). Il a travaillé comme journaliste à Radio France International. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles.
2 - Poète algérien qui signait d’un soleil. Il fut assassiné en 1973 dans une cave qui lui servait de lieu de vie.
3 –Dramaturge et romancier algérien, auteur de Nedjma roman publié en 1956, aux éditions du Seuil. Il eut un succès international et a été traduit dans plusieurs langues. Kateb Yacine est décédé en 1989.
4 - Dramaturge algérien assassiné en 1994, victime d’un attentat.
Yahia Belaskri, Le Bus dans la ville, Vents d’ailleurs, février 2008, 128 p. – 14,00 €. |
Je ne connaissais pas cet auteur mais je vais vite combler ce vide en allant prendre place dans ce bus !