Entretien avec l’auteur de Les lesbiennes (http://www.lelitteraire.com/?p=23778)
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Hormis la loi de l’habitude, il y a le plaisir de l’aube. L’aurore est un moment privilégié. J’aime travailler dans le silence matinal et le confort du sommeil à l’entour. Écrire, dessiner, penser… Longtemps, j’ai gommé de bonne heure…
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Beaucoup d’entre eux ont disparu, effacés avec le temps, perdus dans les ruines déjà vastes de ma mémoire de trente-cinq ans. Les rêves d’enfant sont comme des utopies, tenter de les réaliser volontairement me semble être la meilleure façon d’en détruire définitivement la magie. Cependant, il arrive parfois de retrouver certains songes de jeunesse par hasard, involontairement, et d’en éprouver la saveur authentique et le charme surprenant. Par exemple, récemment, lors d’une résidence artistique à l’île Maurice sur les traces de Baudelaire, j’ai eu le sentiment qu’un lointain rêve oublié s’exhaussait soudain, celui d’un enfant qui voulait vivre des aventures extraordinaires, voyager au bout du monde, découvrir des trésors où le fantastique embrasse la réalité. J’ai longtemps cru qu’il fallait forcément devenir archéologue pour être aventurier mais c’est en empruntant le chemin de l’art que j’y suis parvenu.
A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai renoncé à l’idée qu’il serait possible de réaliser des œuvres identiques à celles qui m’inspirent le plus sans trahir en même temps la dimension particulière qui les caractérise justement. C’est pourquoi les hommages que je rends à mes auteurs préférés prennent souvent la forme iconoclaste d’une mise en abyme de leurs ouvrages à travers un jeu d’effacement, lequel suppose à la fois une appropriation et une distanciation. Au fond, reproduire ce que j’admire implique la création de quelque chose de singulièrement différent. D’où, au préalable, le principe de la tabula rasa… D’ailleurs, d’après Proust, il existe un paradoxe selon lequel on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en y renonçant.
D’où venez-vous ?
Je suis né à Paris mais j’ai fait mes gommes à Strasbourg. C’est là que j’ai vécu mes années de jeunesse, aux confins du pays, dans l’Est de la France, au cœur de cette Alsace lointaine, baignée de sources latines et de mystique rhénane. Dans la vaste plaine de la vallée du Rhin, entre le massif des Vosges et les bois sauvages de la Forêt Noire où rôde encore le loup… Strasbourg… paradis perdu de l’enfance, ville provinciale, pittoresque, folklorique, où les noms à l’entour évoquent une langue étrangère : Illkirch, Robertsau, Wolfisheim… et cependant ville animée, métropole moderne, cosmopolite, étudiante, où se mêlent harmonieusement les variations d’époques et de styles différents, germaniques et d’Orient, à l’ombre d’une immense cathédrale de grès rose.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Je suis doté d’un cœur passionné contre les mouvements imprévisibles duquel j’applique depuis des années, sans relâche, le seul remède qui soit sûr : la stricte observance d’une méthode. L’ensemble de ma démarche artistique traduit cette ambivalence dialectique et cela explique sans doute que les œuvres qui en résultent soient à la fois sensuelles et conceptuelles.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
La relecture des œuvres qui m’ont marqué dans les ouvrages, souvent rares et parfois précieux, de leurs éditions originales, constitue un plaisir bibliophilique auquel je succombe par intermittence et dont je m’efforce tant bien que mal de ne pas abuser.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
D’abord, ma collection de gommes à encre. Il s’agit d’un ensemble vraiment exceptionnel. On y trouve des pièces provenant du monde entier, certaines d’une grande rareté… J’en suis très fier. Ensuite, en toute modestie, je pense avoir acquis au fil des années, à la recherche d’un bon degré d’effacement, une technique infaillible en termes de gommage scriptoclaste dont je révèle d’ailleurs quelques secrets dans mon livre d’artiste intitulé Manuel.
Comment définiriez-vous votre approche de l’éros ?
Il semblerait que mon rapport à l’éros soit intimement lié à un profond désir d’érosion… D’où, peut-être, le choix de la gomme abrasive en tant qu’outil privilégié quant aux caresses érosives qu’il me permet d’appliquer sur le corps des textes qui m’ont donné tant de plaisir.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je me souviens qu’enfant, dans un grand livre d’images, la reproduction d’une peinture de Géricault représentant un cheval blanc attaqué par un lion retenait ardemment mon attention… La détresse de cet animal sur le point d’être sauvagement dévoré me fascinait… Plus tard, je crois avoir éprouvé un sentiment analogue devant des représentations telles que la Crucifixion du retable d’Issenheim peint par Matthias Grünewald vers 1513 ou encore le célèbre cliché dit de « La Madone d’Alger » du photoreporter Hocine Zaourar. Entre douleur et beauté, les images qui m’ont le plus interpellé se situent manifestement du côté de Thanatos.
Et votre première lecture ?
Adolescent, un passage des Confessions de Rousseau m’a marqué au point de s’inscrire durablement dans mon esprit. Aujourd’hui encore, je peux réciter ces quelques mots de mémoire : « La vertu ne nous coûte que par notre faute et si nous voulions être toujours sage rarement aurions-nous besoin d’être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraînent sans résistances et nous cédons à des tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement, nous tombons dans des situations périlleuses dont nous pouvions aisément nous garantir mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effraient, et nous tombons dans l’abîme en demandant à Dieu : Pourquoi m’as-tu fait si faible ? Mais malgré nous il répond à nos consciences : Je t’ai fait trop faible pour sortir du gouffre car je t’ai fait assez fort pour n’y pas tomber »…
Quelles musiques écoutez-vous ?
C’est assez varié. J’aime bien entendre Chet Baker dans les soirées d’hiver, j’apprécie Miles Davis en été, j’ai aussi une certaine affection pour Björk quand vient le printemps, j’écoute régulièrement certains chants des Lamentations de Jérémie en automne… Mais je ne suis pas vraiment mélomane. À choisir, j’opte souvent pour le silence.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Le monument de Proust, À la recherche du temps perdu, que j’aime à présent retrouver dans les ruines de sa version gommée.
Quel film vous fait pleurer ?
J’ai horreur du sentimentalisme au cinéma mais j’avoue me laisser parfois émouvoir par certains films dont je me rends compte après coup qu’ils n’étaient pas mon genre…
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un fantôme plutôt séduisant.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À personne… enfin je crois.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Une plage paradisiaque de Goa, dans le Sud de l’Inde, où j’ai donné il y a dix ans mon premier coup de gomme sur les mots d’un livre, sans doute sous l’influence de Shiva.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
En vrac, j’aime les portraits monochromes d’Eugène Carrière, la série Albertine disparue de Gérard Gasiorowski (surtout sa Cathédrale de Strasbourg), les reproductions des peintures photoréalistes de Gerhard Richter, l’enregistrement du temps de Roman Opalka, le dessin de De-Kooning effacé par Robert Rauchenberg, les photographies mélancoliques de Robert Frank… Quant au domaine littéraire, les divinités sont pour moi Marcel Proust, Stéphane Mallarmé, Charles Baudelaire… Mais j’aime aussi Bruges-la-morte de Georges Rodenbach, Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet, l’écriture de Claude Simon… Je suis bien entouré.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une gomme à encre qui manquerait à ma collection ou bien un des exemplaires de la revue L’Artiste de 1845 où est paru le sonnet de Baudelaire intitulé “À une créole”, premier poème publié sous son nom.
Que défendez-vous ?
Le droit de perdre son temps.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
C’est ennuyeux pour celle ou celui qui donne quelque chose sans l’avoir mais tout de même moins embarrassant que de recevoir sans en vouloir de la part de quelqu’un ce que cette personne n’a pas.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?”
Rien.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Quelle question voudriez-vous gommer ?
Entretien réalisé par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com le 4 août 2016.