Charles Péguy, Notre jeunesse précédé par De la raison

« Un peu de tenue, un peu d’ancien goût, un peu des anciennes moeurs de l’esprit, un peu de ce vieil esprit de la liberté de l’esprit. »

Au pre­mier abord, c’est une verve touf­fue comme une forme de pré­ci­pi­ta­tion qui embrouille­rait des paroles. Les phrases dégrin­golent dans un élan pyra­mi­dal : chaque mot est suivi, com­plété, sup­pléé, appro­fondi, agrandi par un autre, chaque mot ne sert jamais qu’à lui-même, mais au moins dix fois et pour dix autres. Chaque mot est comme une cou­leur que tant d’autres viennent colo­rer. Ni cloi­son, ni exclu­si­vité, ni réserve, ni tem­pé­rance, ni uni­cité, ni poids dans cette syn­taxe de gra­veur. Des pages entières par­fois réitèrent le même mot, décliné sans scru­pules à tra­vers tous les cas d’intelligence et d’une vision impar­tiale.
Car ce n’est pas qu’une pro­fu­sion en appa­rence folle, c’est un constat émi­nent et pro­phé­tique, qui fait la paix là où il y a faux débat. Là où il y a faus­seté, où il y a méprise, où il y a diver­sion, là se trouve Péguy; un oeil gigan­tesque, averti, insa­tiable, un oeil de maître, un oeil de répu­bli­cain, un oeil de monar­chiste, un oeil fran­çais parce qu’un oeil conscient. Bien plus ! Une bonne foi, plus qu’une volonté ou qu’un désir, un sen­ti­ment de pré­ser­va­tion.
Un sen­ti­ment qui recouvre toutes les ten­dances, toutes les époques, toutes les gloires, toutes les hontes, enfin tous les Fran­çais. Un sen­ti­ment de maître, d’historien, d’homme sen­sible, convaincu, clair­voyant, patriote, dont l’avertissement concerne tous les siècles, pour peu qu’on y gou­verne, ou qu’on y croit.

Ce n’est pas que la pas­sion, c’est la fer­veur, c’est l’orateur que le temps oppresse, que son propre débit oppresse, qui parle à l’écrit comme il parle pour dire, expres­sé­ment, sans inven­ter de mots, sans les choi­sir, mais en les jetant pêle-mêle et sans hasard.

Ce n’est pas un bavard, un rapide, un indé­cis qu’on lit, c’est une écri­ture relue, vou­lue, pré­cise, dis­po­sée et sty­li­sée. Dont le style roule à toute vitesse sur vos entrailles, devant le regard atten­tif de votre lec­ture, qui hur­le­rait, qui empoi­gne­rait, qui secoue­rait les consciences, s’il avait des mains et une voix.

Et la voix appa­raît, on la devine, on la sent pour sa fraî­cheur. Pas le lan­gage éter­nel ou majes­tueux de la lit­té­ra­ture, pas le lan­gage gal­vaudé de la rue, mais le lan­gage qui ne s’embarrasse pas, le lan­gage de tous les hommes de tous les temps et de toutes les classes lorsque l’intuition et la réflexion rem­placent leur parole. Ce n’est pas une parole, ce n’est pas un type, une condi­tion, une appar­te­nance, c’est une voix pleine de la fraî­cheur de son temps qui est la fraî­cheur de notre temps, aussi.
Une voix impi­toyable, qui tyran­nise les mots, qui les frappe, les enfonce, les empile, avec ça qui les éter­nise. Ni fio­ri­tures ni séche­resse, juste ce qu’il faut, sur le ton de l’urgence que cha­cun et cha­cune connaît et qui pour cela ne s’en étonne pas. Un style cou­lant, qui imprègne, qui passe, qui filtre, en un mot vivant.

A ce titre et sans logique, c’est une pen­sée qui filtre les vôtres, qui tra­verse votre conscience, qui vivi­fie. Qui redonne un contour, un sens, une vérité, un espoir même à ce qui n’est pas plei­ne­ment notre sujet ici. Belle leçon d’histoire, de poli­tique et de France pour tous les exas­pé­rés, les déses­pé­rés, les dépri­més, les convain­cus, les into­lé­rants, les incré­dules, les cré­dules, les révol­tés, les confor­mistes, les confor­més, les divi­sés, les vain­cus, les inté­res­sés, les pas­sion­nés, les exal­tés, les agres­sifs, les modé­rés, les radi­caux, les jeunes, les enga­gés, les athées, les Fran­çais, bref, pour tous les concernés.

enzo miche­lis

Charles Péguy, Notre jeu­nesse pré­cédé par De la rai­son, Folio essais, 1910 (1), 1993 (2), 352 p. — 11,00 €.

 

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