Fédor Dostoïevski, Humiliés et offensés

Dix-septième pierre du vaste édi­fice qu’a entre­pris de bâtir Julien Védrenne à la mémoire du grand écri­vain russe

Pour une pré­sen­ta­tion de l’ensemble du “dos­sier Dos­toïevski” dont cet article consti­tue le dix-septième volet, lire notre article d’introduction, où figure la liste des oeuvres chro­ni­quées.

H
umi­liés et offen­sés
(Ouni­jen­nyé i oskor­blion­nyé en russe) est le dix-septième des récits de Fédor Dos­toïevski, écrit en 1861 et sous-titré Roman en quatre par­ties avec épi­logue. C’est un roman de cinq cent quarante-deux pages, à la cou­ver­ture illus­trée par le Por­trait de Ser­gueï Sobo­levski (1832, expo­sée au Musée russe de Saint-Pétersbourg), une pein­ture de l’artiste russe Karl Brul­lov (1799–1852).

L’his­toire se répète sans cesse mais les humi­liés, les offen­sés, ne paie­ront pas tou­jours les pots cas­sés. Ils en tirent des conclu­sions en même temps qu’une ran­cœur tenace. À sa manière, Humi­liés et offen­sés annonce la révo­lu­tion russe de 1917. Hau­te­ment pro­phé­tique, le roman peut se résu­mer ainsi : il raconte com­ment de riches jeunes filles sont séduites par des nobles pour récu­pé­rer leur for­tune tout en se diver­tis­sant. Une fois cette for­tune récu­pé­rée, les jeunes filles désho­no­rées et leur pro­gé­ni­ture sont lâche­ment aban­don­nées dans la misère la plus totale. À par­tir de là, chaque géné­ra­tion en apprend un peu plus sur l’estime que la noblesse russe porte à ses sujets. La ten­sion monte et, irré­mé­dia­ble­ment, un jour il y aura explosion.

On assiste à une mise en abyme de cette situa­tion à trois niveaux. Il y a tout d’abord, en fili­grane, l’histoire d’une femme, morte dans le dénue­ment et reniée par son père. Sa fille, Nelly, est récu­pé­rée par Vania, notre héros, écri­vain de son état et copie pure et dure de Dos­toïevski. Nelly a tout connu. Fastes et déchéance. La pauvre petite est, de plus, épi­lep­tique et fière. Elle repré­sente le troi­sième stade. Entre ces deux-là, il y a Nata­cha. Belle, divine, radieuse, hon­nête. Elle tombe sous le charme d’un être faible et influen­çable. Pour lui, elle sacri­fie tout. Alors qu’il l’aime, il la sacri­fiera. Au milieu de tout ça, le Prince. Être vénal et machia­vé­lique. À lui seul, il stig­ma­tise le mal d’une noblesse en totale rup­ture avec, non seule­ment les couches les plus basses de la popu­la­tion mais aussi la nou­velle puis­sance éco­no­mique de l’État, cette bour­geoi­sie qu’elle méprise et qu’elle rêve de spo­lier pour mieux asseoir sa fortune.

Le Prince méprise tout. Il n’a peur de rien et sur­tout pas d’une jus­tice qu’il sait par­fai­te­ment injuste. Il n’hésite pas à mul­ti­plier les bas­sesses pour arri­ver à ses fins. Il a séduit une femme et lui a tout pris. Il ne recon­naît pas son enfant qui est tout sauf un bâtard. Il fait tout pour que le seul enfant qu’il recon­naît suive la même des­ti­née et, sur­tout, serve ses fins à lui. Bien entendu, il y arrivera.

Premier gros roman des­truc­teur de Dos­toïevski, Humi­liés et offen­sés est un abou­tis­se­ment. La vaste fresque de per­son­nages qui le com­pose avec, pêle-mêle, Mas­lo­boïev, l’espion alcoo­lique, Niko­laï Ser­guéïtch, le bour­geois détroussé et sa fille Nata­cha, Boub­nova, la tau­lière sans scru­pules, Katé­rina Fio­do­rovna, une ado­les­cente qui ne com­prend pas tout aux affres de l’amour mais qui est d’une franche pureté ou encore Alio­cha, le fre­lu­quet, est un modèle du genre. Dos­toïevski assemble les pièces d’un puzzle qu’il refera sans cesse. Il explore la bes­tia­lité qui est en cha­cun de nous en regar­dant com­ment cer­tains la com­battent pen­dant que d’autres s’en accom­modent voire la nourrissent.

Humi­liés et offen­sés n’est pas un conte de fée. Pen­dant tout le roman, Nata­cha trouve en notre nar­ra­teur à la fois une oreille et un bras. Lui qui n’a jamais cessé de l’aimer fait tout ce qui est en son pou­voir pour favo­ri­ser une union entre elle et Alio­cha que pour­tant il n’estime pas car trop imma­ture et incons­tant. Le roman se ter­mine par cette sen­tence de Nata­cha, emplie de défai­tisme et de dés­illu­sion : Nous aurions pu être heu­reux pour tou­jours ensemble !
Outre l’amertume du pro­pos, qui exclut toute idée de recons­truc­tion, on note la cruauté d’une telle remarque. Asso­ciée à la mort de Nelly qui n’a pas par­donné à son père et qui a voulu pour­suivre la malé­dic­tion mater­nelle, cela donne un ensemble noir, très noir, qui per­met à Dos­toïevski de don­ner une nou­velle dimen­sion à sa car­rière lit­té­raire. Crime et châ­ti­ment n’est plus très loin.

j. vedrenne

   
 

Fédor Dos­toïevski, Humi­liés et offen­sés (Tra­duc­tion d’André Mar­ko­wicz), Actes Sud coll. “Babel” (vol. n° 441), 2000, 542 p. — 10,00 €.

 
     
 

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