Foucault et la forteresse vivante
Jean-Pierre Brisset (1837 — 1919) est un écrivain français, connu à la fois comme saint de calendrier pataphysique et fou littéraire. Après de longues années d’étude et d’observation des grenouilles dans les marais angevins, l’auteur publie plusieurs ouvrages défendant la thèse de l’origine batracienne de l’homme. En 1912, Jules Romain, trouve Le mystère de Dieu est accompli, La Grammaire logique ainsi que Les Origines humaines. Il élit — avec des amis spécialistes des canulars — Brisset en tant que « Prince des Penseurs » le 6 janvier 1913.
L’auteur est aussi adoubé par Breton dans son Anthologie de l’humour noir avant que Foucault ne le redécouvre. Sa loi linguistique — prouvée par les nombreuses correspondances entre le monde des grenouilles et la langue française — est énoncée ainsi : « Toutes les idées que l’on peut exprimer avec un même son, ou une suite de sons semblables, ont une même origine et présentent entre elles un rapport certain, plus ou moins évident, de choses existant de tout temps ou ayant existé autrefois d’une manière continue ou accidentelle ».
Cette loi tend à légitimer, puis à exploiter par un jeu d’associations verbales d’une richesse inouïe, une suite vertigineuse d’équations de mots dont la rigueur est aussi impressionnante que dubitative. L’auteur émet les hypothèses qui font voisiner autant l’élucubration que les visées lacaniennes. Par exemple, à propos du « I » de « L’Ire » l’auteur écrit : « Le i est le membre raide ou droit. La violence de l’érection créa l’ire ou la colère, fit jeter les premiers cris et aller de tous côtés. On peut dire que la vie commença par la lettre i, comme c’est par la laiterie que l’enfant commence à vivre ». Quant au « L » de « La Langue », il précise : « L est la consonne des lèvres et de la langue ; elle appelle vers le sexe, le premier lieu, l’yeu. Le langue à-jeu, le l’engage, le langage. Son origine est un appel au lèchement ». Osera-t-on rappeler de que le « Q » de « La Queue » évoque — quand elle « s’use à sillon » — « l’accusation »...
Pour Sept propos sur le septième ange (1970), Foucault prend pour point de départ cette « Grammaire logique » pour développer une réflexion très personnelle sur le langage, l’origine des langues, et les mythes qui s’y rattachent. Ce texte rentre parfaitement dans “l’archéologie du savoir” que Foucault entreprit. Comme il l’écrit, « Brisset est juché en un point extrême du délire linguistique… Tout ce qui est oubli, mort, lutte avec les diables, déchéance des hommes, n’est qu’un épisode dans la guerre pour les mots que les dieux et les grenouilles se livrèrent jadis au milieu des roseaux bruyants du matin ».
Pour Foucault, Brisset raconte comment des discours, pris dans le jeu incessant des appétits et des violences, forment le « grand bruit répétitif qui est le mot, en chair et en os ». Le philosophe ramène aux intuitions de l’auteur en son cycle dont il semble difficile encore de relever la trace, tout simplement parce qu’elle n’appartient à aucun espace mental reconnu. Mais son utopie prouve que le langage ne vit pas dans un espace neutre et blanc.
Le « fou » ouvrit ainsi un champ immense qu’on n’a pas fini d’explorer. Il y a là une fugue inachevée, une forteresse vivante.
jean-paul gavard–perret
Michel Foucault, Sept propos sur le septième ange, dessins de Philippe Hélénon, Fata Morgana, Fontfroide le Haut, 2016, 48 p.