Entretien avec Maurice G. Dantec (Laboratoire de catastrophe générale)

J’ai cru aper­ce­voir quelques flammes aux rideaux de la cui­sine, c’est un bon début. J’espère que quelqu’un a pensé à ouvrir le gaz.”

 Le 02 octobre 2001, M.G Dan­tec répon­dait à mes ques­tions sur “Le Labo­ra­toire de catas­trophe géné­rale”, 2e tome de son “Jour­nal métaph­sique et polé­mique” (Gal­li­mard, 2001)

 F.G : On vous pré­sente volon­tiers comme le maître du cyber­punk « à la fran­çaise », comme le pape du roman pop(ulaire) et du neu­ro­po­lar. Pour­tant dans ce 2e volet de votre « jour­nal de guerre » qui fait suite au “Théâtre des opé­ra­tions” (Gal­li­mard, 1999), vous expli­quez à quel point le mot cyber­punk est devenu gal­vaudé. Dans quelle mesure votre impo­sant et polé­mique ouvrage — qui est aussi vision de l’histoire mon­diale — s’inscrit-il dans la lignée de vos romans précédents ?

 M.G D : “Le Théâtre des Opé­ra­tion” s’inscrit dans la lignée de mes pré­cé­dents ouvrages en termes de BULLDOZER : les uto­pies que char­riaient encore incons­ciem­ment cer­tains de mes livres, mon rap­port à l’écriture, au récit, aux genres, aux morales, etc, tout cela devait être REFONDU. Le “mal­en­tendu” pro­vient des inces­santes inver­sions des valeurs aux­quelles se livre l’occident depuis 2 siècles. Après “La Sirène Rouge”, j’avais été sur­pris de consta­ter que l’on me pre­nait pour un écri­vain de gauche, voire d’extrême-gauche. Avec “Les Racines du Mal” me voilà bom­bardé cyber­punk. J’ignore encore ce que j’ai com­mis pour méri­ter ca, mais je me suis juré de dis­soudre au plus vite le mal­en­tendu. Je pense que c’est chose faite main­te­nant. Ces clas­si­fi­ca­tions déri­soires sont du plus pro­fond ennui.

 F.G : Par voie de consé­quence, ques­tion péda­go­gique : de quel « labo­ra­toire » s’agit-il ici (de quel lieu parlez-vous ) ? A quelle « catas­trophe » faites-vous allu­sion — en quoi celle-ci est-elle donc « géné­rale » ? Quel rap­port avec la fameuse « Matrice » que vous évo­quez à maintes reprises ?

 M.G D : — C’est mon propre cer­veau qui est le labo­ra­toire de cette guerre sans cesse recom­men­cée contre la Matrice. La Matrice, c’est l’incarnation actuelle, et sans doute ter­mi­nale, du socius humain. Non pas ce que les socié­tés ont de plus évident à mon­trer : leurs États, leurs Morales, etc… mais les ten­dances lourdes qui conduisent en secret ces socié­tés vers le nihi­lisme. — La catas­trophe, nous l’avons tous et toutes vu se dérou­ler en direct sur CNN le 11 sep­tembre. Cette catas­trophe n’est que l’ouverture vers le régne de la IVe guerre mon­diale, régime de l’économie humaine sur cette pla­nète pour les décen­nies à venir. — Géné­rale, parce qu’elle implique rien moins que l’ensemble des concepts et réa­li­tés de l’homo sapiens actuel. J’ai essayé de faire un livre-monde où his­toire, géo­gra­phie, sciences, méta­phy­sique, sin­gu­la­ri­tés, pro­ces­sus géné­raux se ren­voient les uns aux autres, dans un effet de dif­frac­tion conti­nuel dont mon cer­veau serait en effet le lab-oratoire, au sens strict, donc alchi­mique : le lieu où l’on tra­vaille et le le lieu (d)où on parle.

 F.G : Peut-on dire du “Labo­ra­toire… ” que c’est un vaste sys­tème de déco­dage du monde qui vise (en par­tie) à bri­ser les repré­sen­ta­tions mar­chandes liées au suc­cès lit­té­raire ? Vous qualifieriez-vus de « maso­chiste lit­té­raire » ? N’y a t-il pas contra­dic­tion entre votre volonté de rompre l’automarketing et la paru­tion récur­rente d’un « jour­nal » par ailleurs très décrié ?

 M.G D : Oui, cent fois oui, à votre ques­tion concer­nant la lit­té­ra­ture comme entre­prise de déco­dage (le mot “sys­tème” me laisse pen­sif). Il s’agit bien d’une guerre du chiffre, d’une cer­taine manière. Maso­chiste lit­té­raire, je n’y avais pas songé, cela signi­fie­rait comme une sorte d’enfermement per­vers… ce qui ne cor­res­pond pas ( en tout cas consciem­ment) à l’idée que je me fais de mon tra­vail. Pour­tant, oui, je suis d’accord avec vous, les contra­dic­tions que vous citez existent, elles peuvent au final déci­der un auteur à se taire. Mais lorsque les écri­vains se taisent, ce sont les ter­ro­ristes qui parlent.

 F.G : Votre « exil » de 1998 au Qué­bec afin de quit­ter une France nom­bri­liste a-t-il changé comme vous l’attendiez votre rap­port à la lit­té­ra­ture US ? Croyez-vous être (enfin ?) devenu « citoyen du monde » comme le sou­hai­taient, avant Vol­taire, les Stoïciens ?

 M.G D : J’ai quitté la France, une URSS qui a réus­sit comme on dit, pour deve­nir Amé­ri­cain. J’ai choisi ini­tia­le­ment le Qué­bec parce qu’il s’agit du seul espace fran­co­phone sur le Nou­veau Conti­nent. Ce n’est pas tant par rap­port à la lit­té­ra­ture US que ma rela­tion a changé, avec cet exil, mais avec la lit­té­ra­ture fran­caise. Para­doxa­le­ment, en m’éloignant du pays de mes ori­gines, je redé­couvre une soli­da­rité avec cer­tains de ses auteurs les plus secrets, et les plus décriés, comme vous dîtes à mon sujet. Pour le reste, désolé pour Vol­taire et les Stoï­ciens, mais je ne sou­haite abso­lu­ment pas deve­nir “citoyen d’un monde” pour lequel j’éprouve sur­tout du dégoût. Je n’entends être ni “citoyen” pétro­saou­dite, ni mol­do­slo­vaque, ni zim­babwéen, ni zom­bie de l’afghanistan isla­miste, ni vache-à-lait de Zeropa-Land, et pas plus résident pro­vi­soire de la Répu­blique Serbe de Bos­nie. Si je pou­vais, je deman­de­rais bien l’exil poli­tique sur Alpha Cen­tauri. L’Amérique du Nord fera l’affaire.

 F.G : On a le sen­ti­ment en lisant le « Labo­ra­toire… », que la ques­tion (phi­lo­so­phique) du poli­tique se radi­ca­lise de plus en plus dans votre écri­ture, ce qui se tra­duit notam­ment par moult hom­mages ren­dus à Joseph de Maistre, et par une cri­tique en règle des errances gou­ver­ne­men­tales « onu­ziennes » de Zéropa-land dans les Bal­kans( et ailleurs) : cette prise de posi­tion, aussi vio­lente qu’explicite, est-elle à relier avec l’avancée de votre 4e roman « Liber Mundi », qui devrait syn­thé­ti­ser le contenu des ouvrages antérieurs ?

 M.G D : Sans vou­loir jouer les Cas­sandre, j’ai senti — comme je l’avais dit à pro­pos du géno­cide conduit par les com­mu­nistes en ex-Yougoslavie — le “souffle de la bête sur ma nuque”. Comme vous l’avez sûre­ment constaté, ma vision poli­tique se “radi­ca­lise” à par­tir du déclen­che­ment de l’intifada d’Arafat il y a un an tout juste. La menace tali­bane, notre “poli­tique” innom­mable avec la nor­thern alliance et Shah Mas­soud (je consi­dère pour ma part Hubert Védrine comme com­plice objec­tif de son assas­si­nat), tout cela, je le voyais sous mes yeux prendre la forme d’un désastre qui a au moins le mérite d’être enfin sur­venu. Cela était accom­pa­gné par tous les signaux du nihi­lisme : coa­li­tions anti­mon­dia­listes ( qui prennent aujourd’hui les patins de Ben Laden and co), délires écolo-luddites, anti­sio­nisme mala­dif, anti­amé­ri­ca­nisme putride. Les 40 mil­liards de dol­lars de des­truc­tion occa­sion­nés à New-York sont à pla­cer dans la pers­pec­tive des 350 mil­lions qu’aura coûté l’expédition des zanar­chistes sur la ville de Gênes. Du coup, Liber Mundi se voit confié une tâche de fond, et donc un roman inter­mé­diaire va paraître entre­temps, entre­prise com­men­cée au début de cette année et qui me conduira jusqu’à l’été pro­chain vraisemblablement.

 F.G : De quoi la lit­té­ra­ture vous a-t-elle libéré en défi­ni­tive ? A la lumière des 2 tomes parus de votre jour­nal (nul doute que vous ayez les pré­cé­dents dans le fond de vos tiroirs), si l’écriture de la fic­tion — telle que vous la dépei­gnez — se donne comme une vaste opé­ra­tion de des­truc­tion envers votre propre tra­vail, la tenue régu­lière d’un jour­nal (dont on sait qu’il va être divulgé à la connais­sance de tous) n’empêche-t-elle pas le pro­cess de l’écriture roma­nesque, cen­sé­ment carac­té­ri­sée par une forme de soli­tude, de repli iden­ti­taire sur soi ? N’êtes vous pas tombé au contraire dans le piège d’une écri­ture thé­ra­peu­tique qui creuse tou­jours davan­tage le hia­tus entre l’écrivain et son lec­to­rat au lieu de le com­bler à chaque essai ?

 M.G D : La lit­té­ra­ture ne vous libère de rien qui ne soit déjà en cours de dis­so­lu­tion. Livre et liberté ont d’ailleurs des ori­gines com­munes, ce qui signi­fie qu’il s’agit sûre­ment de deux mani­fes­ta­tions coévo­lu­tives d’un seul et même phé­no­mène. D’autre part, le jour­nal en ques­tion s’accompagne pré­ci­sé­ment d’une refon­da­tion de l’oeuvre roma­nesque, aujourd’hui en cours de rédac­tion. Mon écri­ture n’est pas thé­ra­peu­tique, elle vise au contraire à aggra­ver la mala­die. Je suis conscient des risques que cela entraîne vis-à-vis de mon lec­to­rat. Je ne puis faire autre­ment, mal­heu­reu­se­ment ou pas.

 F.G : Rétros­pec­ti­ve­ment, votre « ambi­tion » pre­mière a été de mélan­ger digres­sions phi­lo­so­phiques et scien­ti­fiques sur le cer­veau, la psy­chia­trie et la neu­ro­lo­gie avec une trame de thril­ler, de roman noir pour syn­thé­ti­ser les don­nées des romans amé­ri­cains des années 45, aban­don­nés en France. A cela s’ajoutait sous votre plume la trans­po­si­tion trans­gé­nique de la culture clas­sique dans l’intention de réa­li­ser la syn­thèse ter­mi­nale du roman pop : en quoi le « jour­nal » ressort-il de cette logique-là ?

 M.G D : Encore une fois “Le Théâtre des Opé­ra­tions” se vou­lait une guerre paral­lèle, conduite avec d’autres armes, sur d’autres ter­rains de manoeuvre, avec d’autres objec­tifs. Sa néces­sité ne cor­res­pon­dait à aucune logique, osons dire à aucun plan de car­rière, ni à aucun impé­ra­tif mar­ke­ting, bien au contraire. Elle a sur­git comme telle, et m’a offert une pause momen­ta­née sur le ter­rain de la “fic­tion”, disons du “récit nar­ra­tif”, mais c’était pour un jour mieux reprendre l’offensive. Mon tra­vail de notes a tou­jours plus ou moins accom­pa­gné mon tra­vail de roman­cier. Un jour, de ces notes, il a bien fallu que je fasse une musique.

 F.G : Etre en guerre contre soi et le monde de manière per­ma­nente : n’est-ce pas fati­gant à la longue ?

 M.G D : Je m’offre régu­liè­re­ment des cures de vita­mines, et je vais envi­ron une fois par semaine à la pis­cine. Mais je pro­fi­te­rais avec plai­sir d’un petit mois de per­mis­sion, en effet. Reste-t-il une île déserte quelque part ?

 F.G : Vos romans laissent entendre qu’on est confronté à la fin de l’homme par lent pro­ces­sus de désa­gré­ga­tion jusqu’à un point car­di­nal que l’humanité est en train de vivre à l’heure actuelle, soit l’anéantissement, sur­tout psy­cho­lo­gique, qu’accompagne l’ère de téra­to­lo­gie scien­ti­fique décrite par les Saintes Ecri­tures (contre une concep­tion de l’homme comme être uni­taire, pro­tégé du pro­ces­sus de dévo­lu­tion). Cela signifie-t-il que la seule stra­té­gie de sur­vie se trouve dans la lit­té­ra­ture et l’écriture ?

 M.G D : Je serais tenté de dire : oui, pour un écri­vain. Sinon, il reste les armes, je veux dire au moins l’arme de la conscience. Tout cela n’étant d’ailleurs pas incom­pa­tible, bien au contraire.

 F.G : Vous rap­pe­lez ici à de nom­breuses reprises que la conscience humaine génère à tous niveaux (poli­tique, scien­ti­fique, cultu­rel etc.) le moyen de s’anéantir en se remet­tant aux mains d’une science deve­nue seule source du fac­teur d’hominisation. Que pensez-vous des thèses de Jean-Michel Truong déve­lop­pée sur la ques­tion à tra­vers « Repro­duc­tion inter­dite », « Le suc­ces­seur de Pierre » et, récem­ment, « Tota­le­ment inhumaine »

 M.G D : Me permettez-vous de répondre à cette ques­tion après une étude plus appro­fon­die des oeuvres et de l’auteur dont vous me par­lez ? PS : voyons-ca pour une autre fois, voulez-vous ?, je ne connais vrai­ment pas assez ce mr Truong et ses posi­tions, com­plexes, et inter­res­santes, méri­te­raient une ana­lyse plus appro­fon­die que je ne puis me per­mettre ici (un pro­chain TdO peut-être ?).

 F.G : Tol­kien, est-ce une lec­ture qui a eu une impor­tance pour vous ?

 M.G D : Oui, beau­coup, vers l’âge de 15–16 ans, lors de la lec­ture du Sei­gneur des Anneaux et des oeuvres “connexes” (Bilbo le Hob­bit, etc). Avec “Dune” : ce sont les deux lec­tures qui, dans ce genre lit­té­raire, m’ont le plus mar­qué à cette période. Pour être hon­nête, c’est quand même vers l’oeuvre d’Herbert que mon coeur conti­nue le plus de pen­cher. Sans vou­loir me mêler de ce qui ne me regarde pas, un dos­sier sur l’oeuvre d’Herbert per­met­trait de confron­ter poli­tique, science, reli­gions, méta­phy­sique, éco­lo­gie, his­toire, géostratégie…

 F.G : Vous avez pré­cé­dem­ment affirmé sur ama­zon : « Un livre, pour méri­ter d’être écrit, doit sus­ci­ter des désastres, engen­drer des per­di­tions, des anéan­tis­se­ments, des tra­hi­sons de l’ordre social, il doit pro­di­guer le feu d’un incen­die esthé­tique. » La mai­son brûle-t-elle suf­fi­sam­ment aujourd’hui selon vous ?

 M.G D : J’ai cru aper­ce­voir quelques flammes aux rideaux de la cui­sine, c’est un bon début. J’espère que quelqu’un a pensé à ouvrir le gaz. F.G : Quand il n’écrit pas, à quoi rêve un « dandy pop mutant » ? M.G D : Il me reste très peu de temps pour rêver, il me faut dor­mir aussi.
NE PAS SUBIR Géné­ral De Lattre *

 Pro­pos recueillis par Fré­dé­ric Grol­leau le 02 octobre 01

   
 

Maurice G. Dan­tec, Labo­ra­toire de catas­trophe géné­rale, Gal­li­mard 2001, 757

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