Un poétique compte à rebours des origines qui est aussi un retour sur les commencements de la mémoire
On s’était plu naguère à souligner l’intérêt de L’Oeuvre des mers d’Eugène Nicole ; nous voici confrontés avec 1945 à ce qu’on pourrait appeler, malgré elle, l’œuvre de la mère. Car c’est de sa mère, et des épisodes aussi fondateurs que douloureux de son enfance bretonne, que nous entretient ici Michel Chaillou au travers d’un récit qui lève le voile sur l’origine, houleuse et tourmentée, de son écriture, qui sera placée désormais sous le signe de la fantaisie et de la biographie. Il faut dire que l’enfance du jeune Michel entre 9 et 15 ans, sous l’Occupation, de Morgat à Lyon, en passant par Nantes et Paris, entre 1941 et 1945, est un (noir) roman à elle seule : ses parents sont séparés, son père, garçon de café vendéen, ne lui prête aucune attention, et sa très jolie mère est remariée à un médecin de Saint-Pierre de Quiberon, qui ignore l’enfant puis est fait prisonnier à Dunkerque, libérant ainsi la belle Eva de ses “obligations”. Une Eva fort sensible aux compliments des hommes et qui se compromet bientôt en devenant la maîtresse d’un officier allemand — elle sera emprisonnée pour cela plusieurs mois à la Libération - et en laissant son fils à la dérive, autrement dit à la bonne volonté des membres de la famille et des institutions scolaires qui l’accueillent de temps en temps.
Farandole des lieux versus valse des êtres, Chaillou en brillant idiot (selon l’acception grecque) de famille décrit comme personne ces heures obscures où les individus, “entre chien et loup”, courent sans cesse après leur identité, éternelle fuyarde, après leur ombre, que rehausse la défaite de la nation.
Ce désir de prendre la route propre à certains membres de ma famille ! Soudain une fièvre les saisit, la volonté de se dégourdir l’être, de ne plus se laisser estampiller par une identité, l’identité c’est pour les immobiles et eux bougent, varient sans cesse leurs paysages. Vous voulez savoir qui ils sont ? La plaque sur leur porte déjà ne le sait plus, peut-être encore le lit dont leurs rêves creusent l’oreiller. Quand ils partent, ils se quittent, espérant du prochain tournant qu’il les appelle et donc à nouveau les nomme, mais de quel nom inconnu sorti à l’instant du bois ? Les voilà habillés de hasard, leur sort, c’est du vent, de la pluie, des orages, du sentiment, des nuages, l’éclaircie de belles rencontres. Des saisons les mènent plus que d’autres par le bout du nez. Les larmes, ils les laissent à l’averse, les soucis aux fleurs de ce nom. Ils paient leur écot ou chantent pour le payer. Ils ne sont plus père, mère, épouse, ils circulent, sautent les haies. Comment pourraient-ils être coupables de quoi que ce soit ? Ils ne sont plus ce qu’ils furent.
Lire 1945, cependant, ne revient pas seulement à découvrir ces aléas du destin qui amenèrent l’enfant très tôt à s’inventer un double (Samuel Canoby) et à se réfugier dans l’abri et la complexité des mots pour se cramponner au réel malgré les bourrasques de l’histoire et les embruns maternels. Ni à mettre l’accent sur les affres de l’Occupation, les espoirs de l’après-guerre et les situations qui divisèrent nombre de familles françaises. Certes, les épisodes où l’auteur raconte comment il suit le fil de l’eau, à la traîne de sa mère - les grands-parents concierges à Nantes, l’étonnante grand-mère maternelle adepte de la brocante, des cartes et de la bouteille, la pension des Lazaristes à Lyon, le lycée à Vannes — sont à la fois surprenants et terrifiants : encore ne s’agit-il pas dans ces pages (que) d’un roman picaresque. Le choix du récit assumé tend à montrer en effet qu’on n’est plus comme à l’accoutumée sur l’étroite crête qui sépare tout en les reliant autobiographie et autofiction, mais sur la pente abrupte d’un poétique compte à rebours des origines. Qui est aussi un retour sur les commencements de la mémoire. Incontestablement, un livre de la maturité. Donc un grand livre.
Emane de ce flot lyrique de souvenirs mêlés à des mots savoureux et à un style d’une rare maîtrise (“le privilège de l’âge” dirait l’auteur dont on connaît l’humilité et la générosité) les relents sapides d’une solitude dont on pressent qu’elle aurait pu se muer en aliénation sans le secours des mots et, déjà, de l’inventivité de l’imaginaire débridé du duo Michou/Samuel, sources de toutes les salutaires transgressions envers le monde adulte. Tout en pointant la fragilité d’une mère perdue dans une époque troublée et les dangers pléthoriques qui s’en suivirent, le romancier, qui est ici “récitant” (à tous les sens du terme) délivre un parcours qui dépasse de loin la singularité de celui qui l’accomplit pour donner forme à une réflexion, magnifique et universelle, sur l’art ténu des apparences et la difficulté de percevoir la chair même dont sont tissées, dont sont issues les choses. In media res, Michel Chaillou est un écrivain à mère. A mer aussi, mais point amer. On lui en sait gré.
frederic grolleau
Michel Chaillou, 1945, Seuil, coll. “Fiction & Cie”. 272 p.- 19,50 €. |