Henry James : le plus grand romancier américain du XIXème siècle
Dans ses Carnets, James avoue avoir laissé l’héroïne « en l’air », sans jamais la conduire « au bout de la situation ». Mais c’est ce qui donne à Un portrait de femme toute sa puissance. Comme la vie, il reste forcément inachevé et répond à ce qu’il écrivait dans la préface du livre (achevée très longtemps après lui) : ” On ne sait le tout de rien “. Et c’est bien là la clé de toute l’œuvre de James : ne pas tout dire, ménager le mystère, laisser aller ce qui se dérobe.
Isabel Archer (l’héroïne du livre) est le personnage type qui permet à l’auteur d’exprimer son rejet d’un être qui se définirait par son identité. Ce que l’auteur précisait ainsi dans son roman : ” Vous ne trouverez jamais un homme ou une femme isolés : Chacun de nous est un faisceau de réciprocités. Qu’est-ce que nous appelons notre personnalité ? Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? “
La question demeure sans réponse même s’il tente de cadrer son héroïne : elle est à la fois fraîche, impatiente, peu encline à supporter la peine, ignorante, vaniteuse, soucieuse de son image… Bref, James ne la ménage pas mais non sans astuce : ” sa plus grande terreur était de paraître étroite d’esprit ; la seconde, qui ne lui cédait que peu, de l’être réellement “. Isabel Archer est donc une sorte d’Emma Bovary mais moins naïve qu’elle : ses espoirs intellectuels lui font éviter certains abandons à la « chair » promise…
Néanmoins, l’héroïne est victime du romantisme et il existe chez elle une confusion entre réalité et fantasmes. Les seconds resteront plus fort que la première. La « trivialité positive » (Baudelaire) du réel l’exaspère et elle bascule dans les mirages où Osmond la fait glisser plutôt que de se laisser entraîner vers les plaisirs que son premier prétendant, un Américain nommé Caspar Goodwood, lui propose. Aux charmes de la chair, elle préfère la gourmandise intellectuelle. Le premier la comprend et « caresse sa volonté de puissance qui est aussi une sorte de masochisme mais aussi un sadisme à se laisser désirer”.
Avec ce livre, plus encore que dans ses Nouvelles, Henry James apparaît tel un maître de la littérature mondiale. L’auteur scénarise l’abri d’une femme dans sa tour d’ivoire virginale qui restera son paradis et sa prison. C’est un portrait subtil d’une femme qui croit dominer mais qui reste avant tout victime d’elle-même. James dresse ainsi un portrait plus « féministe » qu’il n’y paraît. Son héroïne est de fait victime de la société qui ne peut que la berner.
On se doute qu’un tel livre était du pain béni pour le cinéma. Le film de Jane Campion qui en fut tiré, sans être anecdotique, ne put saisir la finesse d’une œuvre dont l’écriture est majeure. C’est elle qui donne la finesse et le ton d’une prose d’exception. En taisant l’essentiel, le roman dit beaucoup plus car exprimer dénature et dilue l’essentiel. C’est pourquoi un tel livre reste un texte majeur par sa virtuosité stylistique.
Les milieux américains et européens y sont superbement révélés et finalement, en dépit de ses « travers », Isabel reste une héroïne particulièrement attachante au sein de ses multiples facettes.
jean-paul gavard-perret
Henry James, Un portrait de femme et autres romans, traductions nouvelles, édition d’Evelyne Labbé, La Pléiade, Gallimard, 2016.