Pogrom : un livre couplé à une bordée de polémiques. JC Poizat, philosophe, propose une réflexion brillante sur le sujet
Le troisième roman d’Éric Bénier-Bürckel ne cesse de susciter une tempête de violentes polémiques. À l’heure de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération des camps nazis, ce livre donnant volontiers dans l’injure et l’excrémentiel provoque déjà, par son seul titre, certaine suspicion. Jean-Claude Poizat, professeur de philosophie et doctorant en sciences politiques, réagit à cet ouvrage et à tout ce qu’il suscite dans ce long article brillamment argumenté, tout aussi brillamment écrit, et composé avec une rigueur sans faille. Rédacteur en chef adjoint de la revue Le Philosophoire, collaborant à plusieurs revues de sciences humaines, il a néanmoins choisi de proposer ce travail remarquable au Littéraire. Nous lui en sommes profondément reconnaissants et espérons vivement qu’il deviendra un chroniqueur régulier — fût-ce en des occasions moins houleuses…
De l’holocauste considéré comme l’un des Beaux-Arts…
L’amour, écrivait Céline, c’est l’infini mis à la portée des caniches. De l’auteur du Voyage…, l’auteur de Pogrom n’a retenu semble-t-il que la leçon de haine, plus quelques “recettes” d’écriture qui, bien qu’elles n’aient en rien perdu de leur fraîcheur et de leur mordant sous la plume du maître, paraissent pourtant aussi surannées et assommantes qu’un vieux tournedisque lorsqu’elles sont érigées en système par un épigone.
En fait de caniche, le personnage principal du dernier roman d’Eric Bénier-Bürckel (dont c’est le troisième opus, après le très remarqué Un prof bien sous tous rapports, Pétrelle, 2000) est un misérable chien, un con cynique et vulgaire, qui n’en finit pas de renifler des culs à longueur de pages pleines de pisse et d’excréments, et d’aboyer sa haine à la gueule de la société. Du reste, ce personnage surnommé “l’inqualifiable”, au sommet de son art de la déchéance et de l’abjection, ne boira-t-il pas le sperme d’un vrai molosse, dégoulinant du rectum d’une jeune femme prénommée Rachel — laquelle vient de se faire violer par le canidé, sur ordre de son maître Mourad — avant de la violer à son tour en songeant que c’est le pouvoir du chien qui coule le long de son œsophage en transmettant son énergie carnassière à la sienne ? Voilà donc pour la psychologie du personnage.
En ce qui concerne la romance, l’intrigue repose sur une improbable histoire d’amour-haine entre deux archétypes sociaux, psychologiques et sexuels que rien ne rapproche, si ce n’est leur commune passion pour l’éructation de bordées d’injures qu’ils se balancent perpétuellement à la figure — et dont le narrateur ne nous épargne aucun détail. D’un côté, il y a la bourgeoise vulgaire, matérialiste et imbécile du 7e arrondissement de Paris qui ne pense que par ses ovaires : c’est “l’hôtesse”, hébergeant dans son duplex suréquipé un chibre ambulant. Et en face, il y a donc “l’inqualifiable” : un jeune prolo issu de la banlieue parisienne et plein d’un ressentiment nihiliste envers la société bourgeoise, devenu enseignant de philosophie dans cette même banlieue dont il aimerait qu’elle l’excrète enfin, pour qu’il puisse rejoindre la faune du boulevard Saint-Germain qui semble tant le fasciner, celle des écrivains pseudo-avant-gardistes et des révolutionnaires en chambre. L’Inqualifiable s’efforce en effet, tout au long du récit, d’accoucher d’un livre dont on ne saura jamais rien, si ce n’est qu’il s’apparente à une expérience de catastrophe générale — et plus précisément à un holocauste. Voilà pour le rêve et l’évasion.
Concernant enfin le sens général de l’ouvrage, sa “thèse” ou son “message”, il semble tenir tout entier dans le titre du livre, ainsi que dans la dédicace qui l’accompagne. Pogrom : Émeute, soulèvement violent, souvent meurtrier, organisé contre une communauté juive. (Le Robert). Quel étrange titre… Aux Noirs et aux Arabes : que voici une bien curieuse dédicace ! Or c’est seulement rétrospectivement, une fois le livre refermé, que l’intention de l’auteur se laisse entrevoir. L’invitation à massacrer des Juifs s’adresserait-elle donc aux Noirs et aux Arabes, à ces victimes deux fois oubliées de la barbarie humaine, une fois par l’histoire, et une seconde fois par la “concurrence victimaire” qui se jouerait, aujourd’hui en France, sur le terrain de la mémoire ? Ah, pour ça ! Ils en ont de la chance, les Noirs et les Arabes, d’avoir un porte-parole comme Bénier-Bürckel, un qui fait pas dans la dentelle, un qui vous branle la pudeur et qui vous fait déflaquer tous vos scrupules ! Et allons-y, pourquoi pas ? Qu’ils se fassent justice eux-mêmes ces oubliés de la République, victimes du “libéral-totalitarisme” défendu en sous-main par une clique internationale sioniste, nazie et génocidaire ! Morceau choisi de philosophie bénier-bürckelienne :
Avec la Shoah, les tenants de la race supérieure ont gagné dix mille ans d’immunité politique. Les Nègres et les Arabes, pourtant brimés tout au long de l’Histoire, ont juste le droit de fermer leur gueule. (…) Et ils s’étonnent qu’on veuille leur baisser le froc les Juifs, les enculer de Paris à Vladivostok en passant par Berlin, Rome, Moscou, et même Cuba.
Et voilà pour la cogitation et le progrès du genre humain.
En cette année qui marque le soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, voilà donc un livre qui paraît à point nommé ! Nous confessons bien volontiers, quant à nous, que c’est plus par le début de polémique qu’il a paru susciter que par ses “qualités” intrinsèques, somme toute assez contestables, que ce livre a d’abord attiré notre attention. Bénier-Bürckel serait-il antisémite ? Rappelons brièvement les faits. Le 12 février, les écrivains Bernard Comment et Olivier Rolin s’indignaient, dans une tribune du Monde, de la publication du livre d’Éric Bénier-Bürckel, vomissement sans fin où ne nous est épargné aucun cliché de l’esprit fasciste. Le soir même, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin dénonçait également l’ouvrage devant le CRIF, faisant notamment référence à la tribune du Monde. De là, un début de polémique s’est enflammé, lequel semblait devoir assurer au livre un certain succès de scandale — ce qui était sans doute le but escompté. Pogrom trouve alors grâce aux yeux de l’hebdomadaire Politis qui demande que l’on distingue le narrateur de ses personnages, dans son édition du 24 février (sous la plume de Christophe Kantcheff) — et aussi aux yeux de l’animateur de télévision Michel Field, qui avait reçu l’auteur dans son émission “Ça balance à Paris”, sur le plateau de Paris Première, le 19 janvier. Pourtant, le 17 février, le livre est jugé choquant par le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, Laurent Joffrin, qui inflige un carton jaune à son propre hebdomadaire, où a été publiée, trois semaines plus tôt, une critique littéraire classique — trop classique : “Il manquait à notre article une précision essentielle : celle qui consiste à appeler un chat un chat, et Pogrom un livre antisémite. Le 23 février, le directeur adjoint de la rédaction des Inrockuptibles, Sylvain Bourmeau, estimera enfin que cette affaire révèle surtout l’affaiblissement de la vigilance des institutions éditoriales et critiques”. Éric Bénier-Bürckel, quant à lui, choisit de répondre à ses détracteurs, le 20 février, par une tribune dans Le Monde où il souligne le fait que les phrases citées par les chroniqueurs sont sorties de leur contexte et où, dénonçant un malentendu, il se défend d’être antisémite. Mais relevons également ce passage d’une interview à la revue Chronic’art (février-mars 2005) où Bénier-Bürckel déclarait : Je n’ai pas honte de mes propres fascismes. Ils sont là, en moi, ils expriment quelque chose de ma nature.
Distinguer le réel de la fiction, l’auteur de ses personnages, certes. C’est là le b-a ba de l’analyse littéraire. Laisser libre cours à l’expression des opinions et des idées, et plus encore à l’expression de l’imagination dans la littérature, qui serait tenté de s’y opposer ? Néanmoins, même à ce niveau qui est celui de la fiction narrative, il est permis de s’interroger et de réfléchir sur le droit conféré aux écrivains de tout écrire et de tout décrire. On ne saurait ignorer complètement le climat social délétère qui est celui de la France de 2005 ni, par conséquent, les effets inattendus que peuvent opérer de telles œuvres de fiction sur cette même réalité. À tout le moins, il y a là un point aveugle de la réflexion sociale et politique sur lequel on ne saurait avoir d’avis tranché et unilatéral.
Mais, d’autre part, au-delà de l’argument de la fiction avancé par l’auteur de Pogrom pour se défendre de ses accusateurs, un certain nombre de signes convergents indiquent que la frontière entre le réel et l’imaginaire n’est pas si nette que cela, y compris pour Éric Bénier-Bürckel. Nous avons déjà parlé de la dédicace qui oriente et éclaire le sens du titre donné au livre : elle confère à celui-ci un caractère “engagé”, dans le pur style sartrien. A ceci près que chez Sartre l’engagement est au service de la justice tandis que chez Bénier-Bürckel il donne franchement dans “l’incitation à la haine raciale” — et plus précisément dans l’antisémitisme. D’autre part, même s’il s’en défend dans son livre, les allusions nombreuses de Bénier-Bürckel à sa biographie (l’enfance en banlieue, la vie de prof à Beauvais…), dans le cours du récit, de même que la structure de la mise en abyme (l’écrivain met en scène un personnage qui écrit), donnent à penser que l’on se trouve ici en présence d’une autofiction. Enfin, le style même du livre vise à susciter des “effets de réel” : il en va ainsi par exemple du procédé qui consiste à s’adresser au personnage du récit à la deuxième personne du pluriel, comme dans le roman de Michel Butor, La Modification. S’il s’agit alors d’un effet maîtrisé et voulu, celui-ci ne vise pas moins à suggérer une identification du lecteur avec le personnage. De même, le recours systématique au style indirect libre a pour effet de rendre les dialogues et la parole des personnages totalement impersonnels, de sorte que l’on ne sait jamais très bien d’où émanent les thèses qui circulent dans le livre, ni si elles sont assumées, ne serait-ce qu’en partie, par l’auteur lui-même.
En définitive, il paraît d’autant plus difficile de savoir où l’auteur a vraiment voulu en venir que le livre s’achève par une logorrhée finale où la confusion du propos le dispute à l’obscurité du style : le maëlström des dernières pages mêle en effet une esthétique du chaos, une réflexion sociale et politique soi-disant révolutionnaire et une apologie du meurtre de masse, dans un discours fleuve dont on ne sait pas très bien s’il traduit un délire du personnage principal ou bien la pensée profonde de l’auteur. S’agirait-il, avec ce livre, de réaliser une expérience d’“art total”, au sens où l’auteur chercherait à vérifier expérimentalement cette équation : création littéraire et artistique = crimes de masse = libération de l’humanité ? Morceau de bravoure issu de cet art poétique dodécacophonique :
Auschwitz en symphonie concrète, une déflagration tout en rafales, une joie stridente d’agonies, le chaos interprété par un orchestre philharmonique sous la conduite d’un bourreau SS, voilà le lyrisme auquel vous rêvez, un immense fléau meurtrier, un pogrom magistral fignolé en accords de feu implacables, un hymne à la mort.
Gide affirmait, avec raison, que l’on n’écrit pas de la bonne littérature avec des bons sentiments. Or il semble qu’Éric Bénier-Bürckel en ait conclu, un peu hâtivement, qu’il suffit d’afficher ses plus mauvais sentiments pour devenir un grand romancier. Loin d’avoir réussi à nous faire “danser dans les holocaustes”, cette symphonie en vomi bémol mineur n’a suscité en nous que du dégoût, mêlé d’un certain sentiment de lassitude envers les prétendues avant-gardes qui sentent le moisi.
Jean-Claude Poizat
Eric Bénier-Bürckel, Pogrom, Flammarion, 2005, 247 p. — 18,00 €. |