Alain Jugnon, Les preuves de l’existence de l’homme. Pourquoi je lis… Rigodon de L-F Céline

La mort est au bout de l’écriture

Alan Jugnon est un phi­lo­sophe rebelle à tout effet. Il est un des rares pen­seurs capable d’émettre aujourd’hui une phi­lo­so­phie de l’histoire digne de ce nom. Il pour­rait donc se situer bien plus dans la droite ligne de Jean-Pierre Faye (et de ce que fut Change) que des aimables phi­lo­sophes mon­dains (et de ce que fut Tel Quel à la même époque). L’auteur prouve com­ment s’inscrit à tra­vers le Rigo­don de Céline (livre sou­vent honni sous des pré­textes plus ou moins fal­la­cieux) quelque chose d’essentiel pré­cisé p. 40–41 de cet essai : « Céline rigo­donné nous fait rire et pleu­rer comme une évi­dence absurde que nous sommes. Il y eut les nazis et il y eut les glo­rieux hommes du com­mun, il y eut les camps de la mort et il y eut le Bleu du Ciel de Bataille (…) Je parle ici en tant que lec­teur de Céline d’une reli­gion qui revient par le futur, d’un retour qui se fait par le guerre et le pou­voir de tuer à la télé, entre deux portes, sous les néons ».

Rigo­don  ne fut donc pas un codi­cille à l’œuvre de Céline mais sa conclu­sion, sa syn­thèse elle signe l’avènement de l’état « gnô­ma­teux ». Selon Jugnon, sa trace se retrouve chez Joël Bous­quet, le maté­ria­liste mys­tique qui annon­çait avec Céline le deve­nir en forme de néant par la for­mule que rap­porte l’auteur : « l’homme qui devient est le gnome de l’homme devenu ». Il rap­pelle, en outre, que, plus que jamais, le monde est une obs­cu­rité qui se meut en tous sens. Rares sont les corps de récit qui le déchiffrent : celui de Céline en fait par­tie. Paso­lini, Kafka, Dau­mal aussi. Pour beau­coup, il y aurait une héré­sie à les rap­pro­cher de l’auteur de Rigo­don.
Mais l’essayiste ne souffre pas de myo­pie : il sait que c’est par la langue des récits (et non par le récit lui-même) que le poli­tique et le monde se pensent. L’écriture — la « vraie » — fait nasse : avec Céline, ce n’est plus un vête­ment noir recou­vrant des pieds à la tête le corps vivant. L’auteur des pre­miers textes mais aussi des œuvres der­nières sou­leva la robe pour mon­trer le cul de l’Histoire : « Rigo­don lu chez Céline, c’est le nom en riant du Dio­ny­sos chez Nietzsche, c’est le nom de femme qui rit de l’homme cher­chant son genre ». Céline, c’est Nietzsche réac­tua­lisé, et Rigo­don Ecce Homo.
Qu’on ne s’y trompe pas : il n’existe pas plus de lumière céleste que d’obscurité d’abîme dans ces corps récits et chants qui réflé­chissent ( à tous les sens du terme) le monde. Ces mou­ve­ments de réflexion par­courent l’espace de l’istôr d’Hérodote appelé à dire bien des choses, à la nais­sance de la phi­lo­so­phie. Mais celle-ci a sou­vent baissé la langue et servi des plats grais­seux plu­tôt que de s’aventurer en direc­tion du soleil nu : celui des peuples aux pieds nus et revê­tus du seul étui pénien. Céline, comme Nietzsche avant ou Artaud un peu plus tard, est revenu à une poé­sie pre­mière. Mais chez lui appa­raît, non la révolte du révolté, mais sa révo­lu­tion contre lui-même.

Céline, comme les deux auteurs cités, est un conteur abo­ri­gène, par qui tout est requis au com­men­ce­ment et dont la dis­pa­ri­tion retranche un seg­ment du monde. Et même tout le monde. Le corps céli­nien regarde le monde et, par le mou­ve­ment de son regard, des­sine et colore l’univers. Rigo­don appelle donc le tra­vail de l’écriture, com­mencé dans la nuit des cavernes, ouvert à une poé­tique de l’instant d’apparition. Elle se des­sine comme l’inenvisageable. Cette « poé­tique » signi­fie le poli­tique non de l’embellissement mais du monstre du défer­le­ment dans le temps.
Céline fait voir ce qui n’est perçu par aucun regard, mais qui se trouve déjà fic­ti­ve­ment perçu par l’inconscient et sur­git depuis un petit nombre de mil­lé­naires. Le récit de Rigo­don règne en consé­quence sur un uni­vers « sur-venu ». Jugnon rap­pelle que le lan­gage céli­nien est celui même de la contra­dic­tion pen­sée : acte éter­nel se pro­dui­sant dans le temps. Là où débute un com­men­ce­ment dans le temps a lieu ce qui n’est pas encore le temps.

Contre l’enrobement nar­ra­tif, Céline pro­duit un ex-il : son texte ouvre toutes dans les langues et ouvre l’Histoire de tous les peuples. C’est le jaillis­se­ment d’écume, aphros, jetée à l’océan, il est l’équivalent hésio­dique des temps incom­pres­sibles. C’est la rosée du matin en langue illy­rienne alba­naise (même si la guerre du Kosovo a vu sur­gir d’innombrables vic­times des « troupes spé­ciales » por­tant ce nom d’aube). Le récit trace en termes de durée ce qui avait été des­siné en termes d’espace.
Face à l’homme, et comme Kafka mais selon une autre « ani­ma­lité », Céline pro­nonce encore du vivant dans le jailli d’une langue mater­nelle. Certes, elle crée du monstre lors de l’expulsion de Rigo­don. Mais le livre reste l’exemple même d’un acte éter­nel d’enfantement et d’un visage de femme qui veille ainsi sur la décou­verte des trans­for­ma­tions du poli­tique au moment où les écrits risquent de dis­pa­raître dans un grand incen­die qui relé­guera celui de la Biblio­thèque d’Alexandrie à une simple plaisanterie.

jean-paul gavard-perret

Alain Jugnon, Les preuves de l’existence de l’homme — Pour­quoi je lis… Rigo­don de L–F Céline , Edi­tions Les Feux Fol­lets, Lyon, 2015 — 7,50 €.

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