Thierry Groensteen, Un art en expansion. Dix chefs-d’oeuvre de la bande dessinée moderne

Quand les crayons (s’) émancipent

Il faut savoir prendre son temps pour savou­rer à sa pleine mesure l’essai de Thierry Groens­teen. Avis donc aux ama­teurs de bandes des­si­nées : ici, la « lit­té­ra­ture gra­phique » est prise fort au sérieux et sup­pose un art consommé de l’exégèse afin d’être légi­ti­mée du mieux pos­sible. L’analyse en pro­fon­deur de dix grands titres de l’histoire (récente, depuis 1967) de la bande des­si­née qui nous est sou­mise ren­voie ainsi à une part d’arbitraire assu­mée par l’auteur mais pro­met un gain de sens indé­niable, pour la plus grande joie des her­mé­neutes du 9ème art.
La Bal­lade de la mer salée
, Le Garage her­mé­tique, Watch­men, L’Ascension du Haut-Mal, Fun Home, Faire sem­blant c’est men­tir, Là où vont nos pères, Habibi, Buil­ding Sto­ries et Le Grand Récit témoignent à qui veut bien l’entendre (c’est-à-dire le lire) de la pro­gres­sion deve­nue pro­grès de la bande des­si­née  « clas­sique » —  autant d’ œuvres « révo­lu­tion­naires » (cha­cune à leur façon somme toute) estam­pillées par le péda­gogue Groens­teen et qui, loin des infran­gibles bar­rières for­melles d’antan, se situent de fait aux anti­podes d’une pro­duc­tion quasi indus­trielle à laquelle le genre et le médium se trouvent désor­mais réduits.

C’est là oublier l’évolution majeure qu’a opé­rée la bande des­si­née, pétrie de moult varia­tions et autres inno­va­tions trans­genres, depuis la fin des années soixante ; ce, tout en bou­le­ver­sant les codes et canons éta­blis par l’orthodoxie d’alors : ainsi Un art en expan­sion insiste-t-il, à des­sein et à rai­son, sur la den­sité psy­cho­lo­gique des per­son­nages mis en scène, sur la remise en ques­tion de l’unité gra­phique et per­cep­tive ou du sup­port nar­ra­tif induite par des albums tels que Là où vont nos pères (récit muet), Fun Home ou Buil­ding Sto­ries. Des œuvres ayant comme déno­mi­na­teur com­mun, outre un long temps de ges­ta­tion et l’implication auto­bio­gra­phique de leurs auteurs à la fois scé­na­ristes et des­si­na­teurs accom­plis (hommes, femmes confon­dus), d’avoir sou­vent fait implo­ser le for­mat court usuel de 48 pages pour pro­po­ser des his­toires s’étendant par­fois sur plus de 300 ou de 700 pages !
Démons­tra­tion est clai­re­ment faite que la bande des­si­née a su, depuis plus de cin­quante ans, s’ empa­rer des domaines his­to­riques, scien­ti­fiques, mais aussi poé­tiques ; qu’elle a su dépas­ser, sans doute sous l’influence de la contre-culture amé­ri­caine han­tée par le comic book, les phy­lac­tères muséi­fiés de la ligne claire belge et s’affranchir par­tant du royaume sclé­rosé de la case mono­va­lente pour s’ouvrir à de nou­velles formes d’expression (le jour­nal intime, la mémoire his­to­rique, les repor­tages jour­na­lis­tiques, l’introspection mutique ou le col­lage séquen­tiel), n’hésitant pas par­fois à céder aux sur­réa­listes sirènes de l’improvisation totale (Le Garage her­mé­tique du génial Giraud/Moebius)

S’appuyant sur sa connais­sance poin­tue de l’oeuvre et de la vie des auteurs, mais aussi sur des vignettes ou séquences (en noir et blanc ou cou­leurs) acces­sibles en son texte même, Groens­teen décor­tique, par­fois à la loupe, toutes les formes de lit­té­ra­rité repré­sen­tées par ces dix titres-phares. Il le fait et y par­vient sans som­brer dans un sabir inabor­dable, s’appuyant sur ses propres articles ou entre­tiens plus tech­niques quand besoin s’en fait sen­tir. Sur ce point, la notion de « tres­sage » qu’il convoque sou­vent méri­te­rait à nos yeux plus ample argu­men­ta­tion et expli­ci­ta­tion mais il est vrai qu’une pré­sen­ta­tion détaillée dudit concept est mise en ligne par l’auteur, en marge de son opus, sur son site, auquel on ren­verra donc le lec­teur.
Ainsi, même si l’on peut tou­jours déplo­rer l’absence de tel ou tel auteur culte (quid, selon notre estime, de Marc-Antoine Mathieu ?), ou encore du manga, il n’en reste pas moins que cet ouvrage, qui porte bien son nom, nous appa­raît comme un indis­pen­sable puisqu’il per­met de faire décou­vrir des oeuvres objec­ti­ve­ment de réfé­rence (pour ceux qui les igno­re­raient encore) ou de pré­ci­ser une lec­ture par­fois insuf­fi­sam­ment ren­sei­gnée (pour ceux qui croi­raient, à tort, les connaître). Dans tous les cas, fidèle à sa répu­ta­tion, méri­tée de spé­cia­liste de la bande des­si­née (on lui doit, parmi d’autres, Sys­tème de la bande des­si­née (PUF, 1999), La Bande des­si­née, mode d’emploi (Les Impres­sions Nou­velles, 2008), Bande des­si­née et nar­ra­tion (PUF, 2011), M. Töpf­fer invente la bande des­si­née (Les Impres­sions Nou­velles, 2014)… ), Thierry Groens­teen éclaire et vul­ga­rise, au plus noble sens de ces termes, ce que l’on conçoit, sous l’angle d’un lec­to­rat doré­na­vant intel­lec­tuel – mais à ne pas confondre pour autant avec une pré­ten­due intel­li­gent­sia bédé­phile –, comme « écri­ture graphique ».

Moins convain­cant nous semble, en revanche, la chute de l’essai, ce « coda » où sombre quelque peu l’auteur en vou­lant com­pi­ler des phrases tirées des dix ouvrages trai­tés, pro­dui­sant alors sur le modèle d’un « cadavre exquis » un texte inco­hé­rent dont l’intérêt est dispensable.

Lire un extrait 

fre­de­ric grolleau

Thierry Groens­teen, Un art en expan­sion. Dix chefs-d’oeuvre de la bande des­si­née moderne, Les Impres­sions nou­velles, coll. Réflexions faites, 3 sep­tembre 2015, 288 p. — 23,00 €.

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