Entretien avec Pierre Assouline (Double vie)

Jamais autant qu’aujourd’hui l’individu n’a été convaincu d’être libre, parce qu’avec une carte de cré­dit et un por­table, on fait le tour du monde sans dépen­ser un centime

Né à Casa­blanca, au Maroc, en 1953, Pierre Assou­line est jour­na­liste et écri­vain. Entre autres acti­vi­tés, ancien direc­teur de la rédac­tion de Lire et chro­ni­queur sur France Culture, Pierre Assou­line est l’auteur d’ouvrages qui sont à la fois des bio­gra­phies, des enquêtes et des témoi­gnages. On lui doit ainsi, par exemple, des bio­gra­phies consa­crées à Mar­cel Das­sault, Sime­non, Gas­ton Gal­li­mard, Albert Londres, Hergé et Cartier-Bresson. Le public a éga­le­ment pu appré­cier son pre­mier vrai roman, La cliente, paru chez Gal­li­mard en 1998. Double vie est paru chez Gal­li­mard en 2001.

Du double en amour : dupli­cité, dupli­cata, dou­blure, simu­lacre

Le Lit­té­raire : On vous connaît sur­tout comme bio­graphe. Double vie est peut-être plus un roman “dans l’air du temps”. Le titre peut inter­pel­ler, puisque cette notion de double, de dou­blure, est le signe d’un déca­lage, d’une mise en retrait par rap­port à une nor­ma­lité. Est-ce que vous conce­vez l’amour comme une ouver­ture sur uni­vers paral­lèle ?

Pierre Assou­line : Oui, sûre­ment. je pars du prin­cipe que, comme je l’ai fait mettre au dos du livre, que dès lors qu’on a une vie inté­rieure on a déjà une double vie. La “double vie” n’est donc pas l’adultère au sens vau­de­vil­lesque du terme, ce n’est pas le fait de se trom­per les uns les autres. Mon his­toire est une invi­ta­tion dans la soli­tude des gens qui vivent par­fois des vies paral­lèles, des vies cloi­son­nées, parce qu’ils n’ont pas le choix, parce qu’ils ne peuvent pas faire autre­ment, et parce que c’est quelque chose qui leur est imposé dans la mesure où ils ont ren­con­tré l’amour à un moment où il ne conve­nait pas de le ren­con­trer. En l’occurence, ce sont un homme et une femme d’environ 35–40 ans, aujourd’hui, à Paris, qui s’aiment et qui sont mariés, mais pas ensemble. Ils ont cha­cun une vie offi­cielle et, ensemble, une vie clan­des­tine, souterraine.

Ce qui m’intéresse chez les êtres en géné­ral, et notam­ment chez les per­son­nages, c’est leur vul­né­ra­bi­lité. Je les sai­sis au début de ce livre au moment où ils sont le plus vul­né­rables, puisqu’ils sont en crise. Je m’intéresse aux gens pour leur fai­blesse et non pas pour leur force. Ce que je cherche dans les êtres, c’est le moment où il y a une faille en eux, un inter­stice dans lequel peut s’engouffrer quelque chose qui les fait vaciller vers un autre des­tin. Tout peut chan­ger dans la vie de quelqu’un à la faveur d’un détail minus­cule. C’est pour cela que j’ai mis en exergue une phrase de Proust, extraite de sa cor­res­pon­dance, dans laquelle il dit : “nous vivons avec des êtres que nous croyons connaître ; il nous manque l’événement qui nous les fera appa­raître autres que nous les savons.” On vit pen­dant dix ans avec quelqu’un, on apprend un jour un détail, et tout d’un coup on le regarde et on revi­site sa vie tout à fait autre­ment. Et là, il y a une sorte d’engrenage qui peut aller très loin.

Je suis un peu sur­pris en vous écou­tant parce que j’ai bien cru per­ce­voir cette dimen­sion dans le par­cours de vos héros, mais votre for­mu­la­tion m’interpelle une fois de plus : vous sem­blez insis­ter sur une cer­taine faci­lité de l’amour, cette idée qu’on ne pro­voque pas l’événement, mais qu’on l’attend.

Pierre Assou­line : Non, c’est une faci­lité dans la mesure où les per­son­nages en ques­tion sont déjà enga­gés. Ils ont prêté ser­ment par le mariage, donc ce ne sont pas en prin­cipe des gens qui cherchent abso­lu­ment l’amour, qu’ils ont déjà théo­ri­que­ment. Il leur arrive par­fois de fau­ter, mais c’est une peca­dille. En l’occurrence, Rémi et Vic­to­ria sont des per­son­nages qui vivent une véri­table pas­sion amou­reuse depuis un an ou deux. Ce sont donc des gens qui vont au-delà des peca­dilles, et ils ne l’ont pas cher­ché, parce que cela signi­fie­rait qu’ils ont pro­vo­qué quelque chose en toute conscience ; or je crois que jus­te­ment, parce qu’ils ne l’ont pas sol­li­cité, ils l’ont trouvé. Parce qu’ils ne l’ont pas cher­ché, ils l’ont obtenu. Sou­vent, on cherche à défi­nir les rela­tions amou­reuses entre deux per­sonnes ; si l’on peut les défi­nir, c’est que ce n’est jus­te­ment pas de l’amour, qui est une chose qu’on ne peut pas définir.

Com­ment est-ce qu’on peut arrê­ter le flux de tels rap­ports sen­ti­men­taux si, jus­te­ment, on n’est pas au prin­cipe de cet écoulement-là ?

Pierre Assou­line : Entre eux, c’est jus­te­ment quelque chose d’irrésistible. Je ne laisse pas le temps de décou­vrir leur pas­sion, qui dure depuis deux ans, mais je les trouve au début d’une crise : cela com­mence avec une étreinte sur une voi­ture, dans un par­king, puisque la rela­tion est mar­quée du sceau de la clan­des­ti­nité. Lui, qui est his­to­rien d’art spé­cia­lisé dans l’art parié­tal, est homme un peu par­ti­cu­lier, assez névrosé, qui ne s’épanouit véri­ta­ble­ment que dans les sou­ter­rains, les sous-sols, les gale­ries, les métro, les endroits clos… C’est le contraire d’un claus­tro­phobe. Elle est psy­chiatre. Ils ont rendez-vous quelques jours après, et elle ne se pré­sente pas au rendez-vous. Elle a dis­paru, en quelque sorte, et là va com­men­cer pour lui une sorte de para­noïa, douce au début, puis de plus en plus ten­due : il va se mettre à inter­pré­ter tout ce qui a pu lui arri­ver, à elle, du plus ano­din au plus grave.

Au départ, c’est un homme jaloux, parce qu’il se dit qu’elle l’a quitté, et l’on sait à quel point la jalou­sie peut tordre l’esprit et ron­ger l’âme. Puis cela va plus loin : il pense qu’il est arrivé quelque chose de grave. On va assis­ter à la lente dégra­da­tion de ce per­son­nage dans la société bour­geoise du dix-septième arron­dis­se­ment de Paris, société qu’il n’accepte pas tel­le­ment et dans laquelle il est obligé de vivre à cause du métier de sa femme, avo­cate d’affaires et spé­cia­liste des divorces. On va suivre sa dégra­da­tion, sa déca­dence inté­rieure et son iso­le­ment. Ce n’est pas un soli­taire mais un esseulé, quelqu’un qui reste de plus en plus dans son monde ; sim­ple­ment, il a d’habitude d’avoir tou­jours quelqu’un dans ce monde-là, qui est cette amie — j’utilise ce mot plu­tôt que le mot “maî­tresse”, qui appar­tient au vau­de­ville, ce qui n’est pas l’esprit du livre ni de leur rap­port. C’est avant tout une his­toire d’amour fou.

Il y a dans ce que vous avez dit une chose très inté­res­sante, c’est ce rap­port à la société. Il faut dire au moins un mot du mariage dans votre texte. Le conjoint est plus ou moins mis en lumière dans votre écri­ture, mais on a l’impression que sous votre plume, le conjoint de Vic­to­ria devient plu­tôt un homme effacé, alors que la femme de Rémi Larédo (dont on sou­li­gnera le nom, musi­cal à sou­hait) est une femme qui appa­raît en fili­grane et prend peut-être autant d’importance que Vic­to­ria. Mais quelle est votre posi­tion sur cette société de consom­ma­tion, de sur­veillance, que vous épin­glez de manière pour le moins vio­lente ?

Pierre Assou­line : Oui, j’épingle cette société de consom­ma­tion et cette déchéance. Il faut pré­ci­ser que ce per­son­nage, Rémi, com­prend que la police va sûre­ment remon­ter jusqu’à lui. Il va donc remon­ter dans le passé qu’ils ont eu en com­mun, dans le fol espoir d’effacer par­tout les traces de leur pas­sage dans les musées, les librai­ries, les cafés, les res­tau­rants, les hôtels… C’est alors qu’il se rend compte qu’il y a par­tout des traces, mais aussi des preuves qu’ils y ont été, pas seule­ment pour eux, mais pour tout le monde. Il découvre que fina­le­ment, il vit un para­doxe, comme tout indi­vidu. Jamais autant qu’aujourd’hui l’individu n’a été convaincu d’être libre, parce qu’avec une carte de cré­dit et un por­table, on fait le tour du monde sans dépen­ser un cen­time. Mais jamais, au même moment, l’individu n’a été autant pri­son­nier de la société, parce que tout ce qu’il fait, par le moyen d’une tech­no­lo­gie dont il croit qu’elle le libère, ne fait qu’asservir sa liberté de manœuvre vis-à-vis d’elle. Tous les achats qu’il fait sont numé­ro­tés, archi­vés à la seconde près par les sys­tèmes de cré­dit. Dans tous les par­kings, les maga­sins, les lieux publics où ils sont allés, ils ont été fil­més à leur insu. Tout cela est archivé en permanence.

Vous êtes quand même un homme du vingt-et-unième siècle. Vous devez uti­li­ser un tant soit peu le cour­rier élec­tro­nique, le télé­phone éga­le­ment. On a quand même le sen­ti­ment que vous avez la dent dure. Est-ce juste une ruse roma­nesque ou y a-t-il une posi­tion phi­lo­so­phique ?

Pierre Assou­line : Il y a une posi­tion per­son­nelle — bien qu’à la limite, la posi­tion de l’auteur n’ait pas d’importance : c’est la posi­tion des per­son­nages qui m’intéresse. Mais puisque vous m’interrogez sur ma posi­tion, je suis un homme nourri par l’histoire et la lit­té­ra­ture, aux­quelles je suis extrê­me­ment atta­ché ; pour moi ce sont mes racines et je ne veux pas y renon­cer. D’un côté le siècle à venir m’intéresse, mais ma rebel­lion s’exerce par un droit cri­tique, ce que je fais dans ce livre, et aussi par le fait que je n’ai pas de télé­phone por­table, et je n’en veux pas, ce qui est aujourd’hui une marque d’excentricité. Mais tant pis. Je n’ai pas de montre et je n’en veux pas, et je n’ai pas de per­mis de conduire et je n’en veux pas non plus, ce qui me fait pas­ser pour un hur­lu­berlu — ce qui ne me dérange pas, mais ce n’est pas le but. Ce ne sont pas des manières pour moi de refu­ser le pro­grès, parce que le pro­grès n’est pas là. D’un autre côté j’ai un ordi­na­teur et je com­mu­nique par cour­rier élec­tro­nique quand c’est néces­saire ; mais je pré­fère pas­ser le temps que j’ai de libre à écou­ter de la musique nor­ma­le­ment, et à écou­ter la radio nor­ma­le­ment, et à lire des livres sur du vrai papier.

Nous allons faire de même en vous lais­sant répondre à quelques ques­tions des inter­nautes sur notre chat :
De la part de For­tune : “Pour­quoi votre livre est-il une double vie alors qu’en fait, en sui­vant votre logique, c’est plus une triple vie : votre vie d’homme marié, votre vie d’amant et votre vie inté­rieure ?” Pierre Assou­line : Tout d’abord, ce n’est pas la mienne. Cela n’a rien d’autobiographique. Mon per­son­nage a effec­ti­ve­ment une double vie à laquelle s’ajoute sa vie inté­rieure, mais je pense que dès lors qu’on dit “double vie” (on aurait pu le mettre au plu­riel, effec­ti­ve­ment), cela ouvre la voie à d’innombrables vies. C’est donc comme cela qu’il faut l’entendre. “Double vie” est ici au sin­gu­lier parce que c’est presque un concept, une idée géné­rale, mais à l’intérieur il y a énor­mé­ment de vies. De toute façon, j’estime que dès lors qu’il y a une vie inté­rieure, il y a une double vie, et les autres peuvent donc s’agréger.

Deuxième ques­tion : “Pour vous, qu’est-ce qui est le plus dur : assu­mer une double vie ou prendre l’initiative du divorce ?“
Pierre Assou­line : Je n’en sais rien, parce que je n’ai pas divorcé. Je crois que cela dépend des situa­tions. Assu­mer un divorce est quelque chose de beau­coup plus dif­fi­cile et beau­coup plus dou­lou­reux. Assu­mer des doubles vies, les hommes et les femmes y par­viennent avec plus ou moins de bon­heur ou de mal­heur. Le dédou­ble­ment est par­fois dif­fi­cile à vivre. En revanche, toute sépa­ra­tion est sor­dide et tout divorce est sau­vage. Je crois que le divorce est peut-être, sauf cas excep­tion­nel, la pire des solu­tions. Il y a une phrase de Domi­nique Rol­lin, dans son jour­nal intime, que j’ai lu avant-hier et qui m’intéresse beau­coup. Il dit que la jalou­sie est sûre­ment une dou­leur dans un couple, mais elle sac­cage une vie. Or la jalou­sie ne vaut pas de sac­ca­ger sa vie ni celle des autres ; elle passe assez rapi­de­ment, elle tra­verse une vie, alors que le sac­cage est éta­bli pour long­temps. Le pou­voir du sexe

J’aimerais reve­nir sur quelque chose que vous avez évo­qué et qui est quand même, en bonne par­tie, ce autour de quoi tourne le livre : ce que j’ai inti­tulé pour les com­mo­di­tés de l’entretien “le pou­voir du sexe”. Il y a des pas­sages très crus dans votre livre, et l’on n’a peut-être pas l’habitude de vous lire sous ce jour-là. Depuis quelque temps, un cou­rant de la lit­té­ra­ture accen­tue beau­coup cette dimen­sion de la chair, de la “viande”, de la “por­no­gra­phie”, pour reprendre cer­tains titres récents. Je serais tenté de vous faire une remarque qui n’est pas mal­veillante, mais faut-il voir sous votre stylo une allu­sion à un cer­tain jeu­nisme lit­té­raire, ou est-ce le pur plai­sir d’évoquer jus­te­ment ce ter­rain ?

Pierre Assou­line : Non, ce n’est ni l’un ni l’autre. D’abord, bon, ce n’est pas un vice por­no­gra­phique ; il y a quelques scènes qui sont assez crues, parce que j’ai voulu don­ner une dimen­sion de la sexua­lité des amants qui est par­ti­cu­lière : la dimen­sion de la fré­né­sie sexuelle. Ce n’est pas un couple qui vit ensemble. Quand ils se voient, c’est clan­des­tin, secret, sou­ter­rain. Ils ne peuvent donc pas faire l’amour comme un couple marié. Ils le font à la déro­bée. Il y a quelque chose de fré­né­tique, un désir qui n’a rien à voir avec le désir habi­tuel d’un homme et d’une femme en couple. Par ailleurs, il n’y a dans ces scènes-là aucune conces­sion à l’air du temps. Il s’agit quand même d’une pas­sion amou­reuse, et évo­quer cela sans évo­quer, par­fois crû­ment, cette notion de la fré­né­sie sexuelle qui est celle des amants, cela n’a pas de sens. Dans La cliente, je n’avais pas à en par­ler, et dans Les vibra­tions encore moins. Dans les livres que je pré­pare actuel­le­ment, je n’en par­le­rai pas non plus, parce que ce n’est pas le sujet.

Votre sujet, s’il y en a un, outre l’interrogation exis­ten­tielle sur ce qu’un “sujet” veut dire, c’est tout de même le thème de la tra­hi­son. Quand nous par­lions du double tout à l’heure j’ai évo­qué la dupli­cité, la double, l’envers de l’endroit… C’est bien ce sur quoi vous essayez de faire varier les thèmes ?

Pierre Assou­line : Où s’arrête le men­songe et où com­mence la tra­hi­son ? Ce n’est pas seule­ment par rap­port à un couple, c’est même dans la vie de tous les jours avec n’importe qui. On ment tout le temps, nécessairement.

Mais quelle “réponse” apporte la lit­té­ra­ture à cette interrogation-là ?

Pierre Assou­line : Elle en apporte des cen­taines de mil­liers. Lisez Proust ; il y a dans A la recherche du temps perdu dix mille réponses sur ce que sont la jalou­sie, le men­songe, la tra­hi­son… Reli­sez Madame Bovary : on n’a pas fini de condam­ner ou de sau­ver Emma Bovary, à tort et à rai­son, sui­vant l’interprétation qu’on fait de ce qu’est un men­songe et de ce qu’est une tra­hi­son. A la limite, cet homme et cette femme, qui sont fina­le­ment dans le men­songe, ont-ils vrai­ment trahi leur conjoint ? Offi­ciel­le­ment oui, mais d’un autre côté ils sont encore mariés : ils n’ont pas trahi jusqu’à divor­cer. La tra­hi­son, est-ce que c’est de res­ter ou de par­tir ? Qui peut juger ? 

Lais­sons cette ques­tion en sus­pens. Nous évo­quions les affres de la tech­no­lo­gie, pour l’homme peut-être plus que pour l’écrivain, ce qui n’empêche pas que votre per­son­nage se taille la part du lion — notam­ment dans un repas mon­dain très féroce, où des invi­di­dus cari­ta­tu­raux et bizar­roïdes sont pas­sés au crible. Il y a une page qui m’a inter­pellé, c’est le moment où vous décri­vez le rôle fes­tif et fédé­ra­teur de la télé­vi­sion d’antan, et le rôle qu’elle ne joue plus. Si vous vou­liez bien nous en lire quelques extraits, ce serait un régal pour les inter­nautes.

Pierre Assou­line : Je ne sais pas si je sais lire. On peut savoir écrire, mais savoir lire, c’est autre chose… En tout cas vous l’avez bien lu parce que vous avez mis plein de notes par­tout. Vous n’avez pas honte d’abîmer mon livre comme ça ? 
Lec­ture : “En d’autres temps pas si loin­tains, seule la télé­vi­sion avait le pou­voir de les réunir. Elle fai­sait office de che­mi­née ; les images y cré­pi­taient, la famille en était irra­diée pour le meilleur et pour le pire. Ce n’était déjà plus vrai depuis l’éclatement des chaînes et la mul­ti­pli­ca­tion des postes. La télé­vi­sion rayon­nant désor­mais par­tout chez eux, elle n’était nulle part. Fon­due dans le pay­sage domes­tique, elle n’en demeu­rait pas moins omni­pré­sente quand Rémi aurait tant espéré que sa bana­li­sa­tion la neu­tra­li­se­rait. Il avait beau répé­ter que les pro­grammes avaient été mani­fes­te­ment conçus par des bœufs pour des veaux, que convo­quer le public pour lui faire applau­dir les pro­pos les plus insi­gni­fiants était une marque de mépris, que la dif­fu­sion de rires enre­gis­trés en ponc­tua­tion des temps forts d’une fic­tion était le degré zéro de la pen­sée, que l’esprit des jeux était une insulte à leur intel­li­gence, que l’intégralité du texte d’un jour­nal télé­visé tenait en deux colonnes d’un quo­ti­dien et en disait deux fois moins, que la seule vertu de cette boîte était d’exprimer en réduc­tion toute la vul­ga­rité du monde, rien n’y faisait.”

Cet extrait montre bien à quel point j’aime la télévision.

Pro­fon­deur et super­fi­cie, indi­vidu et société : mariage ou divorce ?

Dans une der­nière par­tie, j’aimerais que nous évo­quions un autre mariage et un autre divorce que ceux dont nous avons parlé jusqu’alors, c’est celui peut-être plus inté­res­sant, plus pro­fond en tout cas, entre le thème de l’individu et la société, d’une part, la notion de pro­fon­deur et de super­fi­cie d’autre part. Puisque, vous l’avez dit tout à l’heure, votre héros, Rémi, est un spé­cia­liste de l’art parié­tal ; il milite plus ou moins pour qu’on sauve une grotte qui menace d’être englou­tie suite à l’intervention d’un consor­tium. Est-ce qu’il faut voir dans cette posi­tion de votre héros, qui est presque une pos­ture, une défense des dimen­sions sou­ter­raines des sen­ti­ments ? Est-ce que cela veut dire que selon vous, on ne peut plus affi­cher aujourd’hui des choses authen­tiques, faute qu’elles soient tra­ves­ties ?

Pierre Assou­line : Il y a une chose très curieuse : j’ai la convic­tion qu’aujourd’hui, on vit une époque beau­coup plus répres­sive et beau­coup plus réac­tion­naire, sur le plan des mœurs, qu’au siècle des Lumières, c’est évident, mais aussi qu’au XIXème siècle. Je trouve qu’on est aujourd’hui très rétro­grade, très fri­leux. Par ailleurs, je trouve dom­mage que, par exemple, un homme et une femme mariés sépa­ré­ment ne puissent pas avoir une ami­tié, peut-être même une ami­tié amou­reuse, mais une vraie ami­tié — je parle de rap­ports d’échange, intel­lec­tuels, moraux et autres, sans pour autant qu’ils couchent ensemble, et qu’ils ne puissent pas avoir ce type de rela­tions per­ma­nentes, régu­lières, parce que, les verrait-on ensemble dans un lieu public, on conclue­rait aus­si­tôt qu’ils ont un lien hors-mariage tout à fait condam­nable et répréhensible.

C’ est pire que dom­mage, c’est lamen­table, quand on y pense, qu’on ne soit pas capable au XXIème siècle de voir des rela­tions entre des hommes et des femmes mariés sépa­ré­ment sans que tout de suite ça n’engage des réflexions et des condam­na­tions, par­fois des ban­nis­se­ments, parce que les gens ne peuvent pas ima­gi­ner qu’un homme et une femme soient ensemble sans coucher.

Si on rec­ti­fie ce regard social, altruiste fina­le­ment, sur le com­por­te­ment de tout un cha­cun, comme vous sem­blez le sou­hai­ter, est-ce que la notion de morale, “d’éthique” au sens grec du terme, ne dis­pa­raît pas, comme la grotte englou­tie dans votre roman ? Est-ce qu’il n’y a pas fina­le­ment quelque chose de “liber­ti­cide” chez Rémi Larédo ?

Pierre Assou­line : Il y a peut-être quelque chose de liber­ti­cide, et en même temps il n’a pas envie d’en souf­frir. C’est un homme plein de contra­dic­tions ; il n’est pas très à l’aise dans ses névroses. Je recon­nais que c’est un per­son­nage qui n’est pas facile et l’issue du livre montre à quel point le per­son­nage est com­pli­qué, et son entou­rage aussi. Mais ce récit est fina­le­ment une façon de dire aux gens : ne jugez pas trop sur l’apparence.

Sur quoi juge-t-on, fina­le­ment, si l’on enlève les appa­rences ?

Pierre Assou­line : On n’est pas obligé de juger : on peut très bien aller vers les gens sans savoir ce qui va se pas­ser, et sur­tout, ne pas se fier au pre­mier coup d’œil. Même si, uni­que­ment par ins­tinct ou par intui­tion, en regar­dant une cer­taine per­sonne, on a envie d’aller plus loin, il faut quand même beau­coup de temps pour connaître quelqu’un, le com­prendre et savoir qui c’est.

   
 

Pro­pos recueillis par fre­de­ric grol­leau lors de l’émission Paru TV dif­fu­sée sur canalweb.net le 07/02/01.

 
     

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