Fabrice Colin & Sacha Goerg, Chicagoland

Peine capi­tale

Adapté du recueil de nou­velles de Roger Jon Ellory, Trois jours à Chi­ca­go­land, ce polar-one shot met en scène trois nou­velles ayant comme déno­mi­na­teur com­mun le meurtre de l’institutrice sans his­toire Carol Shaw, étran­glée dans son appar­te­ment de Chi­cago, à la fin des années 50. Chaque nou­velle d’égale lon­gueur pré­sente, à la façon dont Brian de Palma fil­mait la ver­sion de chaque pro­ta­go­niste dans Snake Eyes (1998), un point de vue dif­fé­rent sur l’assassinat qui a eu lieu.

Que ce soit Maryanne Shaw, la sœur de la vic­time, l’inspecteur Robert Maguire qui a mené l’enquête ou Lewis Woo­droffe, le tueur en ins­tance d’exécution par la chaise élec­trique, cha­cun nour­rit bien entendu son inter­pré­ta­tion per­son­nelle des évé­ne­ments gra­vi­tant autour de la dis­pa­ri­tion tra­gique de Carol Shaw. A  charge pour le lec­teur de tran­cher et d’établir la vérité, lui qui détient la syn­thèse de ces mul­tiples focales anti­thé­tiques entre ses mains.
La clef de l’intrigue tient de fait  à ce que les appa­rences sont sou­vent trom­peuses et que Maguire sait de source sûre que, tan­dis que les gens hon­nêtes sont « plu­tôt vagues et indé­cis », les men­teurs, eux, « ne changent jamais leur ver­sion ». Or, celle de Lewis Woo­droffe, par ailleurs «  le meur­trier le plus docile et coopé­ra­tif du monde », n’a pas varié d’un iota depuis qu’il s’est livré lui-même à la police. Soup­çon, vous avez dit soupçon ?

Il fal­lait toute l’expérience (de sce­na­rii de bandes des­si­nées mais sur­tout d’écriture roma­nesque) propre à Fabrice Colin pour adap­ter, sous une forme aussi abré­gée, le texte de R.J.Ellory, un des maîtres actuels du polar. Dans une triple his­toire allant cres­cendo, le sus­pense, bien servi par le fil de la nar­ra­tion ainsi que les remar­quables cou­leurs appo­sées à l’aquarelle par Goerg, porte davan­tage sur les lourds secrets des uns et des autres — la per­son­na­lité de la vic­time elle-même n’échappe pas à la règle (l’enquête des poli­ciers sur le ter­rain rejoi­gnant l’introspection de chaque per­son­nage tour­menté — que sur la condam­na­tion de Lewis. Cer­tains flash-backs nous font ainsi remon­ter jusque dans les années 30, une inves­ti­ga­tion tant « archéo­lo­gique » — au sens éty­mo­lo­gique du pre­mier prin­cipe — que psy­cha­na­ly­tique, qui livre au pas­sage un por­trait sans conces­sion de l’Amérique.

Indé­nia­ble­ment, c’est cet équi­libre déli­cat entre le scé­na­rio et le des­sin qui confère un inté­rêt majeur à ce roman gra­phique qui par­vient à incrus­ter l’intrigue ini­tiale de R.J.Ellory dans un véri­table écrin chro­ma­tique, avec un beau tra­vail sur la découpe dyna­mique des cases, cer­taines sur fond blanc non détou­rées, d’autres habi­le­ment enche­vê­trées (à l’image des trois fils nar­ra­tifs peut-être ?) et lais­sant place par­fois à de sobres pano­ra­miques ou à des effets de tra­vel­lings selon que le plan est plus ou moins grossi : loin d’une lec­ture « sta­tique » d’un Chi­cago encore hanté par les gang­ster d’antan et bai­gné d’une nor­ma­lité trop poli­cée pour être hon­nête, il res­sort de ce Chi­ca­go­land une dimen­sion fort ciné­ma­to­gra­phique si l’on ose dire. La case pleine de la page 22 pourra ainsi faire son­ger aux Douze hommes en colère de Sid­ney Lumet (1957) — le meurtre ici a lieu en 1956 — qui posait déjà l’épineuse ques­tion de la for­ma­tion et de la cri­tique du juge­ment indi­vi­duel face au corps citoyen col­lec­tif.
Bref, une réus­site à tous points de vue !

fre­de­ric grolleau

Fabrice Colin & Sacha Goerg, Chi­ca­go­land (d’après Trois jours à Chi­ca­go­land de R. J. Ellory), Del­court, sep­tembre 2015, col­lec­tion Mirages, 142 p. — 17,95 €.

 

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