Tatiana de Rosnay, Manderley for ever

« …les écri­vains ne devraient avoir peur de rien, ni de per­sonne, si ce n’est de ne plus pou­voir écrire. »

Attri­buée à Daphné du Mau­rier, cette for­mule de Tatiana de Ros­nay sonne juste et résume l’esprit de cette bio­gra­phie qui rend un vibrant hom­mage à l’auteure qui a ins­piré la roman­cière de Elle s’appelait Sarah. Il suf­fit de se pro­me­ner avec l’épais ouvrage en ques­tion dans les rues pour obser­ver la réac­tion des gens : fort peu connaissent cette si volon­taire Daphné du Mau­rier née en 1907, petite-fille de George du Mau­rier (devenu l’auteur du roman culte, cher aux sur­réa­listes, Peter Ibbet­son, sur les conseils de Henry James) qui a écrit quinze romans – l’on peut citer : L’Auberge de la Jamaïque, Ma Cou­sine Rachel, Les para­sites, Le Bouc-Emissaire -, de nom­breuses nou­velles et plu­sieurs bio­gra­phies. Et quand ils la situent, c’est d’une manière assez dédai­gneuse, comme s’il s’agissait là, hor­mis le mythique Rebecca de 1938 ensuite porté à l’écran par Hit­ch­cock (lequel s’emparera de manière non moins notoire, ce qui ne veut pas dire fidèle, de Les Oiseaux), d’un écri­vain mineur.
Tout l’intérêt du texte de la bio­graphe est jus­te­ment de par­ve­nir à mon­trer l’inverse, éta­blis­sant com­bien la gente Daphné est, outre la plus belle des trois filles du célèbre comé­dien de théâtre Gérald du Mau­rier, une femme moderne qui ne se sou­met à aucune conven­tion. Ce, même si elle tient tout du gar­çon manqué.

Chro­no­lo­gique, le récit pré­sente dif­fé­rentes par­ties qui cor­res­pondent aux lieux que Daphné du Mau­rier, qui devien­dra plus tard Lady Brow­ning, a habi­tés avec une rare inten­sité – dont la mai­son secon­daire paren­tale, Fer­ry­side, dans le Fowey et le célèbre châ­teau de Mena­billy dans la Cor­nouaille – puisqu’elle avoue elle-même por­ter à cer­taines demeures un amour plus fort que celui généré par des êtres de chair. C’est une bonne idée de la part de la bio­graphe, ainsi que le double insert de cré­dits pho­to­gra­phiques, qui per­met au lec­teur de mettre très rapi­de­ment ses pas dans ceux de la « douce roman­tique » (Daily Mail, 20 avril 1989, à l’annonce de sa mort), qui contesta toute sa vie ce titre funeste. Sont ainsi pas­sés au crible, aux sub­tils confins de l’information objec­tive et de l’imagination empa­thique , toute la palette des émo­tions de la nièce de J.M. Bar­rie (Peter Pan), ses nom­breux voyages, ses obses­sions, ses rêves, ses tour­ments, sa mania­que­rie, ses ten­dances bisexuelles et les­biennes etc.

Portrait sans conces­sion donc, qui tient le pari d’installer le lec­teur dans la peau d’une Daphné du Mau­rier égo­cen­trique — et par­fois à la limite du détes­table — pour qui écrire passe tou­jours avant ses devoirs d’épouse et de mère (incon­ce­vable pour l’époque !), et de rendre compte ainsi, en fonc­tion des prismes choi­sis dès le départ, de l’ensemble du pro­ces­sus créa­tif et com­plexe de l’oeuvre, dans sa subli­ma­tion comme dans ses périodes d’infertilité.
Une œuvre, por­tée par un voca­bu­laire éso­té­rique pré­senté en annexe (autre bonne idée) et qui n’est pas des­ti­née, comme cer­tains per­sistent à tort à le croire, aux seules jeunes filles en fleurs mais qui baigne plus d’une fois, notam­ment dans ses nou­velles où la roman­cière laisse une place impor­tante au retour du refoulé (quant au rôle de la famille par exemple), dans une véri­table noir­ceur tein­tée de fan­tas­tique. C’est là où Tatiana du Ros­nay insiste avec le scal­pel sur l’exigence quasi vis­cé­rale d’écriture de Daphné du Mau­rier que ce Man­der­ley for ever atteint plei­ne­ment sa cible et emporte notre adhé­sion, dans un fas­ci­nant jeu de miroirs entre deux femmes de deux époques dif­fé­rentes, mar­quées par une sorte de double natio­na­lité anglaise et fran­çaise, empor­tées par la même néces­sité : faire sens en dépas­sant par­fois le réa­lisme trop simple.
Une « bio­gra­phie roma­nesque » à conseiller donc, mal­gré quelque coquilles éparses que l’on regrette.

Lire un extrait 

fre­de­ric grolleau

Tatiana de Ros­nay, Man­der­ley for ever, Edi­tions Albin Michel – Héloïse d’Ormesson, mars 2015, 464 p. — 22, 00 €.

NB : Une nou­velle tra­duc­tion de Rebecca vient de paraître aux édi­tions Albin Michel, com­pre­nant une qua­ran­taine de pages inédites.

 

 

 

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