Marc-Antoine Fehr, « Point de fuite »

Effa­ce­ments

Il existe dans l’œuvre de Fehr non seule­ment un point de fuite mais des temps d’arrête. Ils pré­sagent une lente des­cente qui rend si poi­gnantes les scènes finales (et leur silence sans fond). Le monde demeure à l’état brut, incom­pré­hen­sible. Il est des­tiné à se pour­suivre mais on n’en sait pas plus. Chaque nar­ra­tion est sus­pen­due. On vou­drait croire comme l’affirme Georges Titus-Carmel qu “un corps, en vertu de sa voix et de son image, tend à son lieu propre”. Mais ce corps lui-même devient un non-lieu. Des per­son­nages s’engloutissent lorsque, pour finir “bée la langue s’engorgeant de tant de vide” (Beckett).
Face à ce vide, ces per­son­nages ne sont ni para­noïaques, ni hys­té­riques, à peine affli­gés. Sim­ple­ment, ils ne trouvent plus de mots pour se dire et ne cherchent plus à regar­der. A l’extrême limite, ils ne peuvent plus voir, ni entendre. Fehr semble court-circuiter ce qui relie le corps à des sen­sa­tions. La figu­ra­tion s’altère : la vie semble une blague idiote (ou brillante ?) qui conduit vers la mort. Mais peu importe.  L’image finit de s’y décom­po­ser, len­te­ment, sans juge­ment. Il n’y a plus d’individualisation mais seule­ment une évo­ca­tion de la dés­in­té­gra­tion de l’être : la par­tie est sinon jouée du moins bien avancée.

Certes forme de dis­pa­ri­tion, de plon­gée vers le sombre accorde, para­doxa­le­ment, à l’image une inten­sité rare. Presque vidée de sa matière (en par­ti­cu­lier dans les des­sins de l’artiste suisse), celle-ci ouvre encore à une autre per­cep­tion, à un autre royaume : le royaume où l’ombre règne, où l’ombre est convo­quée par l’Imaginaire qui crée un lieu inédit. Il reste, comme le pen­sait Bre­ton, le seul moyen :“pour agir sur le moteur du monde”, voire pour le “pous­ser” déses­pé­ré­ment à fond afin de voir de quoi il retourne.
L’œuvre répond sou­dain à l’injonction de Valère Nova­rina :“Pas des per­son­nages mais des vête­ments”. Ils sont en consé­quence sans émotions.

jean-paul gavard-perret

Marc-Antoine Fehr, Point de fuite, Centre Cultu­rel Suisse de Paris, Livre de 214 p. et expo­si­tion (du 17 avril –12 juillet 2015)

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