Il existe dans l’œuvre de Fehr non seulement un point de fuite mais des temps d’arrête. Ils présagent une lente descente qui rend si poignantes les scènes finales (et leur silence sans fond). Le monde demeure à l’état brut, incompréhensible. Il est destiné à se poursuivre mais on n’en sait pas plus. Chaque narration est suspendue. On voudrait croire comme l’affirme Georges Titus-Carmel qu “un corps, en vertu de sa voix et de son image, tend à son lieu propre”. Mais ce corps lui-même devient un non-lieu. Des personnages s’engloutissent lorsque, pour finir “bée la langue s’engorgeant de tant de vide” (Beckett).
Face à ce vide, ces personnages ne sont ni paranoïaques, ni hystériques, à peine affligés. Simplement, ils ne trouvent plus de mots pour se dire et ne cherchent plus à regarder. A l’extrême limite, ils ne peuvent plus voir, ni entendre. Fehr semble court-circuiter ce qui relie le corps à des sensations. La figuration s’altère : la vie semble une blague idiote (ou brillante ?) qui conduit vers la mort. Mais peu importe. L’image finit de s’y décomposer, lentement, sans jugement. Il n’y a plus d’individualisation mais seulement une évocation de la désintégration de l’être : la partie est sinon jouée du moins bien avancée.
Certes forme de disparition, de plongée vers le sombre accorde, paradoxalement, à l’image une intensité rare. Presque vidée de sa matière (en particulier dans les dessins de l’artiste suisse), celle-ci ouvre encore à une autre perception, à un autre royaume : le royaume où l’ombre règne, où l’ombre est convoquée par l’Imaginaire qui crée un lieu inédit. Il reste, comme le pensait Breton, le seul moyen :“pour agir sur le moteur du monde”, voire pour le “pousser” désespérément à fond afin de voir de quoi il retourne.
L’œuvre répond soudain à l’injonction de Valère Novarina :“Pas des personnages mais des vêtements”. Ils sont en conséquence sans émotions.
jean-paul gavard-perret
Marc-Antoine Fehr, Point de fuite, Centre Culturel Suisse de Paris, Livre de 214 p. et exposition (du 17 avril –12 juillet 2015)