James Lovegrove, Days

Ou com­ment pas­ser un super­mar­ché géant au décapant

Où peut-on trou­ver à la fois un tigre albi­nos, une cra­vate rayée, une boîte d’allumettes col­lec­tor dont il n’existe que vingt exem­plaires au monde ou une chaus­sette dépa­reillée ? Chez Days, bien sûr ! Ce gigan­tesque maga­sin dis­po­sant de 777 rayons répar­tis sur 7 étages et admi­nis­tré par les 7 fils du fon­da­teur Sep­ti­mus Days, dont la devise est “tout ce qui est mis en rayon sera vendu, tout ce qui est ven­dable sera mis en rayon”. Car pourvu qu’on en ait les moyens, tout s’achète. Jusqu’aux pres­ta­tions minu­tées des filles du rayon Plai­sir.
Linda et Gor­don se sont pri­vés de tout pen­dant cinq ans pour avoir droit à une carte Sil­ver, qui leur donne enfin accès à ce lieu mythique, à ses ventes flash où paraît-il, il est dan­ge­reux de s’aventurer… Ce n’est pas Frank, Fan­tôme depuis trente-trois ans, qui les contre­dira. Homme qua­si­ment invi­sible, il traque sans relâche des voleurs tou­jours plus inven­tifs et assiste aux scènes les plus hal­lu­ci­nantes qui soient. Il a même une arme, mais n’a heu­reu­se­ment pas eu à tuer qui­conque de sa car­rière. Tous ses col­lègues ne peuvent pas en dire autant. Frank compte désor­mais les heures qui le séparent de son départ. Car comme tant d’autres, un refrain per­ni­cieux le sur­prend au petit matin :“Nous sommes chaque jour plus seuls”. Dif­fi­cile de ne pas le croire, sur­tout quand les miroirs ne vous reflètent plus spontanément…

Comme beau­coup de ses confrères rédi­geant de la science-fiction, James Love­grove s’interroge sur les dérives consu­mé­ristes de notre société. À sa manière, so bri­tish, il crée un décor de carton-pâte et observe avec minu­tie le dérou­le­ment d’une jour­née appa­rem­ment banale chez Days. Servi par une tra­duc­tion élé­gante, cet ouvrage écrit au pré­sent est cor­ro­sif. On y retrouve toutes les mes­qui­ne­ries usuelles ayant court dans les super­mar­chés, du maga­si­nier un peu trop dévoué aux chefs de rayon en guerre per­ma­nente. Il se trouve d’ailleurs que chez Days, ce sont les quelques mètres de linéaires bor­dant l’informatique et les livres qui sont la cause d’un litige per­ma­nent. Mais les clients névro­sés n’y prêtent pas atten­tion, seule la bonne affaire compte ! Et c’est lit­té­ra­le­ment armés de leur carte de paie­ment que les consom­ma­teurs se ruent sur les articles en pro­mo­tion en une course effré­née jusqu’aux caisses enre­gis­treuses. Tout ça sous l’œil vigi­lant des camé­ras de sur­veillance.
Big Bro­ther, ici appelé l’Œil, veille et en chaque cha­land se tapit un monstre prêt à tout pour arri­ver à ses fins. Ainsi, une image à l’eau-forte est celle de ces « Bur­ling­ton », ces gosses for­tu­nés ayant adopté le logo de la marque comme signe de recon­nais­sance, pour­chas­sant les hommes et femmes moins riches qu’eux dans cette for­mi­dable réserve de chasse qu’est Days. On sou­li­gnera l’hommage indi­rect au film culte Orange Méca­nique de Stan­ley Kubrick.

Ainsi, tout est nar­quoi­se­ment orches­tré dans l’univers pathé­tique de la grande consom­ma­tion, jusqu’à la déchéance contrite de ceux ayant perdu ou s’étant fait sub­ti­li­ser leur carte, et dont on s’aperçoit qu’elle a été uti­li­sée sans qu’ils en aient signalé la perte. Si cer­tains voient comme une déli­vrance le fait d’être mis à la porte, d’autres ne peuvent se dés­in­toxi­quer de cet uni­vers et s’installent devant les vitrines exté­rieures. À vie. Ce tableau appelle d’autres images, réelles et d’actualité cette fois. Ce bas­cu­le­ment entre la nar­ra­tion et cette réa­lité contem­po­raine est inté­res­sant car il est aisé de voir à quel point nous sommes sur la brèche, et quels petits détails nous retiennent — pour com­bien de temps encore ? — de fré­quen­ter de tels établissements.

L’auteur pos­sède ce don de l’illustration absurde, de cette mise en situa­tion obs­cène qui nous titille et gratte là où ça fait mal. Alors, mar­chand de rêves les plus fous ou rêves d’un mar­chand fou ? Days repré­sente ce que cer­tains capi­ta­listes bla­sés peuvent espé­rer de mieux en matière de cata­ly­seur. Quant aux clients, ils sor­ti­ront peut-être un jour de ce super­mar­ché — ou de chez un concur­rent tout aussi méga­lo­ma­niaque — le cœur réjoui d’avoir assisté (gra­tui­te­ment) aux pre­miers dérè­gle­ments d’un mode de consom­ma­tion en phase terminale.

ana­bel delage

   
 

James Love­grove, Days (tra­duit par Nenad Savic), Bra­ge­lonne, 2005, 319 p. — 20,00 €.

 
     
 

Leave a Comment

Filed under Science-fiction/ Fantastique etc.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>