Avec Habitus, la ligne séparant la science-fiction de la littérature traditionnelle devient des plus floues
“Habitus” est un mot fort abscons et il fallait tout le talent — et l’ambition — de James Flint pour ranger son roman sous l’égide d’un tel vocable, qui désigne aussi bien une manière de se tenir, un état, une façon d’être que la complexion physique d’un individu ou la constitution d’un milieu donné : Quel organisme n’est pas fait d’éléments et de cas de répétition, d’eau, d’azote, de carbone, entrelaçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose ? demande en exergue le Deleuze de Différence et Répétition. Si l’histoire de la société humaine et de sa technologie s’analyse, elle ne se répète pas selon Flint.
Au coeur de ce roman pas ordinaire, un enfant issu de trois parents, et qui invite à une nouvelle manière de penser notre monde, ses fonctionnements, ses lois, ses règles, son avenir. Joel Kluge est le fils prodige d’un boulanger juif de Brooklyn. Son génie mathématique le conduit à quitter sa communauté religieuse et fondamentaliste d’origine pour soutenir une thèse à Cambridge (il bifurquera bientôt du champ des maths à celui de la physique). Combinant par la suite l’enseignement de la Kabbale, le jeu, la théorie des maths, l’informatique et les données inhérentes à l’Holocauste, Joel tente de comprendre les ressorts aléatoires de la chance en créant un nouveau golem de l’ère électronique.
Judd Axelrod est le fils d’une actrice anglaise blanche et d’un Américain noir qui a su s’imposer très tôt dans l’industrie des ordinateurs. Né aux États-Unis, Judd, confronté au problème du racisme, vit temporairement à l’âge de 10 ans au Royaume-Uni où, au début des années 70, il rencontre Jennifer Several, jeune fille blanche de trois ans son aînée avec qui il a une relation sexuelle. Le scandale qui s’ensuit sépare les deux amoureux, et Jennifer (fille d’un femme qui a travaillé au cassage des codes allemands pendant la Seconde Guerre mondiale) rencontre et séduit plusieurs mois plus tard en Suisse Joel, chercheur vierge de 20 ans au CERN. Fécondée par le sperme des deux garçons et infuencée par un rayonnement cosmique particulier, Jennifer accouche alors d’un enfant disposant de deux coeurs et de pouvoirs parapsychiques. Une méta-conscience athée qui transcende l’individualité pour s’affirmer comme autre chose que la simple somme des parties à quoi l’on réduit la procréation. Lancé à partir d’une telle propédeutique réticulaire, le destin des protagonistes et de leur progéniture commune Emma s’enracine alors dans le sens même du mot habitus…
Doté de deux types supplémentaires de neurones, cette enfant n’est pas humaine et utilise ses forces pour réunir ses trois parents au potentiel hors du commun. Au-dessus de ce petit monde qui s’agite trône Laïka, la chienne qui a été envoyée en orbite par le programme russe de recherche spatiale avant d’entamer les vols habités, et qui a survécu à ce premier vol — sous la plume inventive de Fint — tandis que beaucoup de gens la croient morte, seule dans l’espace. Mais la chienne, première space créature vivante, s’est transformée en être qui peut survivre aux ondes émises par la radio et la télévision terrestres. La couleur est donnée : le monde tel que le (re)pense James Flint est une variante fractale de notre réalité, revisitée ici par la grâce de la libre invention et l’imprévisibilité des connexions entre des domaines généralement séparés (le savoir et la folie, la technologie et la poésie, l’histoire et le possible…)
Ainsi, la fiction mathématique (et sa relation avec le développement de l’ordinateur), les renvois à Boole, von Neumann, Turing, Mandelbrot entre autres, s’ils occupent une grande place dans Habitus, ont davantage une acception littéraire que scientifique à proprement parler. La langue magnifique, poétique et surréaliste, qui anime ces pages tire en effet davantage du côté de la science que de la SF, ce qui n’empêche pas certains thèmes de s’approcher de cette dernière discipline : témoin le lien entre la physique des particules et la Kabbale, les modifications génétiques d’Emma-la-mutante, le devenir cosmique de la chienne Laïka. Joel Kluge incarne à lui seul l’hérésie littéraire de Flint puisque ce personnage s’intéresse moins aux mathématiques qu’à leurs implications physiques et religieuses ; ce qui l’amène à repenser le phénomène des camps de concentration en Europe à l’aune de données statistiques, mais aussi à inventer un système informatique capable de calculer le numéro gagnant de la roulette russe des casinos !
Avec Habitus, poésie en acte des idées mathématiques, la ligne séparant la science-fiction de la littérature traditionnelle devient des plus floues : on a certes affaire ici à une “fiction” qui convoque l’imaginaire et l’onirique, mais qui dépeint surtout le monde à partir d’un point de vue basé sur la pensée scientifique à l’âge de l’Information qui a lui-même succédé à la Seconde Guerre mondiale. Traversant les cinq dernières décennies du XXe siècle, Habitus, qui ressortit davantage de l’anticipation ou de l’epistémé-ficiton, présente rien moins que l’histoire de l’informatique et de l’industrie des computers. Un progrès où l’ubiquité de la télévision, qui a transformé la conscience humaine, joue un rôle fondamental et permet de penser l’Univers comme champ de quantum. Un imposant pavé dans la mare des idées dont, malgré la dizaine de coquilles qui le jalonnent (une en première page tout de même !), on ne saurait que trop recommander la lecture en ces temps troublés où la technocratie scientifique bafoue chaque jour les libertés élémentaires de l’être humain.
frederic grolleau
James Flint, Habitus (traduit par Claro), Au Diable Vauvert, août 2002, 728 p. — 17,50 €. |
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