Les individus n’ont plus aucun refuge de nos jours. Personne pour les aider
Pris entre deux forces sans scrupules, ce sont de simples pions sur le jeu des puissances économiques et politiques
C’est toujours un plaisir que de lire du K. Dick. Un douloureux plaisir. Comme d’autres récits de cet apôtres de la SF, Blade runner, Total recall ou Minority Report, Paycheck vient d’être adapté au cinéma, par John Woo himself. Triste conclusion : on ne parle plus de Paycheck que comme d’un film (de plus),occultant ainsi l’œuvre elle-même et les récits satellitaires (je néologise, mea culpa) qui l’accompagnent et la constituent.
C’est d’autant plus dommage que cette adaptation cinématographique est loin de faire l’unanimité…
Ce recueil de textes du grand K. Dick écrits entre 1953 et 1974 aborde les thèmes chers à l’auteur : time-travel, anéantissement de l’individu par les trusts planétaires, mainmise totalitaire de la technique sur l’existant, irréversible perte du monde commun engendrée par l’intérêt politico-économique entendu…
En ce sens, ranger les divers textes de ce florilège (Nanny, Le monde de Jon, Petit déjeuner au crépuscule, Une petite ville, Le père truqué, Là où il y a de l’hygiène…, Autofab etc.) sous l’égide de Paycheck (“La clause de salaire”) est une bonne chose tant Paycheck est emblématique du système dickien pivotant autour d’une perception autre du temps et de la réalité.
“La clause de salaire” met en avant un ingénieur en informatique, Jennings, engagé par de grosses compagnies pour voler des secrets technologiques à des concurrents. Pour qu’il ne divulgue pas les données ainsi acquises, sa mémoire est artificiellement effacée. Mais, cette fois-ci, il a accepté de travailler pendant deux ans pour le compte de l’entrepreneur milliardaire Rethrick, en demandant dans son contrat non pas « 50 000 crédits » mais une enveloppe contenant des objets anodins, a priori sans aucune valeur marchande.
Qui plus est, à peine sorti de chez Rethrick, il est interpellé par la Police de sécurité de l’Etat. C’est uniquement avec l’aide des quelques objets qu’il s’est remis à lui-même à travers le temps et avec l’aide de la secrétaire de Rethrik, Kelly, que Jennings va devoir reconstituer le puzzle de sa mémoire défaillante…
Une formule de Paycheck résume à elle seule la situation intenable où se trouvent chacun des protagonistes de ces terribles nouvelles, dont l’aspect visionnaire et le pessimisme foncier sont incontestables : Les individus n’ont plus aucun refuge de nos jours. Personne pour les aider. Pris entre deux forces sans scrupules, ce sont de simples pions sur le jeu des puissances économiques et politiques.
A noter en particulier dans ce contexte noir cette merveille de lucidité apocalyptique qu’est The Cromium fence (“Là où il y a de l’hygiène…”, 1955) opposant dans un monde futuriste où le journal n’a plus qu’une page et où les appareils d’Etat — robotisés à outrance — sont rois le clan des Puristes à celui des Naturistes, lesquels ne laissent plus aucune place au libre arbitre et au refus d’adhérer du sujet…
Paycheck et autres récits est un pur chef d’œuvre, qu’on conseillera aux belles âmes bandelettées qui parviennent toujours à s’endormir sans problème le soir et qui ne remettent jamais en cause le cours du monde crapuleux dont nous croyons qu’il est nôtre.
frederic grolleau
Philip K . Dick, Paycheck et autres récits, Gallimard coll. “Folio-SF”, 2004, 489 p. — 6,10 €.