Un roman dans le roman, où le protagoniste principal est un écrivain à la vie difficultueuse
De l’infusion d’amertume
Avant tout, parlons d’autre chose ! Si vous le voulez bien, avant d’entamer une discussion sur le livre même, parlons un instant de l’auteur. Antonin Lombardo est un écrivain peu lu (huit cents lecteurs en tout et pour tout), homme spleenétique, pris qu’il est dans les nasses de l’engeance venimeuse de mots indomptables. Entre nous, disons-le de suite, il s’agit du héros, de celui qui écrit et qui décide de la trame narrative. Il lui prend une nuit dans sa chambre d’hôtel haïtienne, d’écrire un roman dont l’héroïne ne serait autre que sa voisine de chambre, une jeune femme inconnue (aux seins lourds, évidemment). Le roman dans le roman, donc. Alors, parlons d’autre chose encore, parlons du roman !
Prune — c’est le nom de cette jeune femme imaginaire — linguiste de formation est en route pour une thèse sur les langues inconnues. Cette thèse lui fait quitter la France pour rejoindre la Tchétchénie (elle cherche la dernière personne parlant le vasar au milieu des ruines de Grozny), puis Haïti, où elle part rencontrer les enfants d’un orphelinat abandonné au sommet de la Ravine-du-Monde, enfants livrés à eux-mêmes dans de drôles de rites vaudous et praticiens, eux aussi, (selon les rumeurs…) de langues inconnues. Mystères haïtiens…Antonin Lombardo est à Haïti parce qu’il a obtenu la bourse Stendhal. Il doit écrire quelque chose ayant plus ou moins de rapport avec l’outre-mer, dont acte. À Paris, sa vie n’est pas rose, plutôt grise. Il faut dire qu’il n’est pas homme facile, au contraire. Avouons qu’il peut se révéler parfois très agaçant. Vaguement alcoolo, un peu toxico, amoureux déçu, homme à femmes impuissant, écrivain au public réduit en difficulté avec son éditrice, titilleur du mail, nez fin dans les files d’attente aux guichets de banque… Bref, le portrait ressemble pas mal au poète maudit de sous les toits mansardés. On peut l’aimer, le détester voire le mépriser. Force est de constater qu’il connaît une somme de problèmes insurmontables avec en plus une enfance impossible. Son père (son géniteur selon ses termes) a quitté sa mère — une femme analphabète recopiant les mots qu’elle ne connaissait pas dans un petit cahier — et ses cinq enfants. Antonin Lombardo cherche ce cahier et le trouve ; le venin des mots s’infuse. Si ce n’était qu’une question d’enfance difficile, on pourrait se dire qu’il n’est pas nécessaire de nous tournebouler les sens comme Quadruppani le fait dans Vénénome. L’intérêt de ce livre ne se mesure pas à la profondeur de la dimension narrative mais plutôt à ce que Quadruppani met de lui dans Antonin Lombardo.
S’il le patronne comme son double, autant supposer tout de suite qu’il doit être épouvantable à vivre. Gageons que les pages les meilleures de ce bouquin ne sont pas celles où il se lamente une bouteille de whisky à la main devant Outlook Express pour savoir s’il envoie un mail ou pas à la femme de sa vie qui ne l’est plus mais qui malgré tout l’est un peu quand même. Pfouh…On préfère quand il joue avec les mots, avec les conventions langagières, quand il est dans le métier d’écrivain, quoi. Impossible d’aller contre l’idée que cet auteur n’est pas constitué d’une matière véritable, il l’est et l’agencement du livre le prouve. Au fil des pages, le récit s’enchâsse, l’écrivain rentre dans Prune, on comprend qu’il ne veut pas parler de lui, qu’il aimerait y arriver. Alors, il nous raconte cette histoire d’une jeune femme experte en langues. Peut-on vraiment y croire ? “Y croyez-vous ?” semble nous dire Quadruppani. Il se doute que ses questions ne touchent que peu de monde, qu’elles sont bouteilles à la mer mais nocives comme un poison violent. Vénénome peut se lire avec quelques années dans le sac à dos, du genre d’avec des gosses, des problèmes d’argent, de couple, des factures à payer, en un mot comme en cent, “un lot d’emmerdes”. Ou avec une vie amère peut-être.
S’il fallait clore cette bafouille en apothéose, on raconterait la fin (les trois dernières pages). Tout le monde se décomposerait, on se dirait “ah dis donc la vie c’est difficile, mais si tout était simple on s’ennuierai à mourir”.
Versons-nous quelques gouttes de venin dans le gosier, mais n’en abusons pas ; c’est juste qu’en bouche ça a plus de goût.
medhi clement
Serge Quadruppani, Vénénome, Métailié, janvier 2005, 171 p. — 15,00 €. |
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