Serge Quadruppani, Vénénome

Un roman dans le roman, où le pro­ta­go­niste prin­ci­pal est un écri­vain à la vie difficultueuse

De l’infusion d’amertume

Avant tout, par­lons d’autre chose ! Si vous le vou­lez bien, avant d’entamer une dis­cus­sion sur le livre même, par­lons un ins­tant de l’auteur. Anto­nin Lom­bardo est un écri­vain peu lu (huit cents lec­teurs en tout et pour tout), homme splee­né­tique, pris qu’il est dans les nasses de l’engeance veni­meuse de mots indomp­tables. Entre nous, disons-le de suite, il s’agit du héros, de celui qui écrit et qui décide de la trame nar­ra­tive. Il lui prend une nuit dans sa chambre d’hôtel haï­tienne, d’écrire un roman dont l’héroïne ne serait autre que sa voi­sine de chambre, une jeune femme incon­nue (aux seins lourds, évi­dem­ment). Le roman dans le roman, donc. Alors, par­lons d’autre chose encore, par­lons du roman !

Prune — c’est le nom de cette jeune femme ima­gi­naire — lin­guiste de for­ma­tion est en route pour une thèse sur les langues incon­nues. Cette thèse lui fait quit­ter la France pour rejoindre la Tchét­ché­nie (elle cherche la der­nière per­sonne par­lant le vasar au milieu des ruines de Grozny), puis Haïti, où elle part ren­con­trer les enfants d’un orphe­li­nat aban­donné au som­met de la Ravine-du-Monde, enfants livrés à eux-mêmes dans de drôles de rites vau­dous et pra­ti­ciens, eux aussi, (selon les rumeurs…) de langues incon­nues. Mys­tères haïtiens…Antonin Lom­bardo est à Haïti parce qu’il a obtenu la bourse Sten­dhal. Il doit écrire quelque chose ayant plus ou moins de rap­port avec l’outre-mer, dont acte. À Paris, sa vie n’est pas rose, plu­tôt grise. Il faut dire qu’il n’est pas homme facile, au contraire. Avouons qu’il peut se révé­ler par­fois très aga­çant. Vague­ment alcoolo, un peu toxico, amou­reux déçu, homme à femmes impuis­sant, écri­vain au public réduit en dif­fi­culté avec son édi­trice, titilleur du mail, nez fin dans les files d’attente aux gui­chets de banque… Bref, le por­trait res­semble pas mal au poète mau­dit de sous les toits man­sar­dés. On peut l’aimer, le détes­ter voire le mépri­ser. Force est de consta­ter qu’il connaît une somme de pro­blèmes insur­mon­tables avec en plus une enfance impos­sible. Son père (son géni­teur selon ses termes) a quitté sa mère — une femme anal­pha­bète reco­piant les mots qu’elle ne connais­sait pas dans un petit cahier — et ses cinq enfants. Anto­nin Lom­bardo cherche ce cahier et le trouve ; le venin des mots s’infuse. Si ce n’était qu’une ques­tion d’enfance dif­fi­cile, on pour­rait se dire qu’il n’est pas néces­saire de nous tour­ne­bou­ler les sens comme Qua­drup­pani le fait dans Véné­nome. L’intérêt de ce livre ne se mesure pas à la pro­fon­deur de la dimen­sion nar­ra­tive mais plu­tôt à ce que Qua­drup­pani met de lui dans Anto­nin Lombardo.

S’il le patronne comme son double, autant sup­po­ser tout de suite qu’il doit être épou­van­table à vivre. Gageons que les pages les meilleures de ce bou­quin ne sont pas celles où il se lamente une bou­teille de whisky à la main devant Out­look Express pour savoir s’il envoie un mail ou pas à la femme de sa vie qui ne l’est plus mais qui mal­gré tout l’est un peu quand même. Pfouh…On pré­fère quand il joue avec les mots, avec les conven­tions lan­ga­gières, quand il est dans le métier d’écrivain, quoi. Impos­sible d’aller contre l’idée que cet auteur n’est pas consti­tué d’une matière véri­table, il l’est et l’agencement du livre le prouve. Au fil des pages, le récit s’enchâsse, l’écrivain rentre dans Prune, on com­prend qu’il ne veut pas par­ler de lui, qu’il aime­rait y arri­ver. Alors, il nous raconte cette his­toire d’une jeune femme experte en langues. Peut-on vrai­ment y croire ? “Y croyez-vous ?” semble nous dire Qua­drup­pani. Il se doute que ses ques­tions ne touchent que peu de monde, qu’elles sont bou­teilles à la mer mais nocives comme un poi­son violent. Véné­nome peut se lire avec quelques années dans le sac à dos, du genre d’avec des gosses, des pro­blèmes d’argent, de couple, des fac­tures à payer, en un mot comme en cent, “un lot d’emmerdes”. Ou avec une vie amère peut-être.

S’il fal­lait clore cette bafouille en apo­théose, on racon­te­rait la fin (les trois der­nières pages). Tout le monde se décom­po­se­rait, on se dirait “ah dis donc la vie c’est dif­fi­cile, mais si tout était simple on s’ennuierai à mou­rir”.
Versons-nous quelques gouttes de venin dans le gosier, mais n’en abu­sons pas ; c’est juste qu’en bouche ça a plus de goût.

medhi cle­ment

   
 

Serge Qua­drup­pani, Véné­nome, Métai­lié, jan­vier 2005, 171 p. — 15,00 €.

 
   

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