Et si. Et si tout n’était que farandole et prétexte à rire – jaune parfois – de ce monde qui marche sur la tête ? Prenant le parti d’occire Nicolas Rey, écrivain trop mondain à ses yeux, Frédéric Grolleau nous délivre, dans son cinquième roman qui paraît début décembre 2014, une leçon de lucidité piquante de vérités oubliées et de constats aberrants. Ce qui devrait nous miner le moral s’affirme ici, dans l’exaltation d’un style ébouriffant truffé de maximes décalées, comme un élixir de jouvence pour l’esprit. Slalomant entre les poncifs et les idées reçues, F. Grolleau remet tout en perspective : de l’islamisation des banlieues à la sexualité ethnique, de l’anthropophagie comme art d’être ensemble au détournement des produits dérivés en icônes de la culture de masse. Le tout serti d’un fil rouge empreint d’un érotisme épique – et philosophique – qui n’est pas sans rappeler les frasques de San Antonio.
Pour dire haut la vérité oubliée des dérives humaines, rien ne vaut la satire littéraire maîtrisée d’un bout à l’autre : érudition et scènes de genre pour mailler le propos dans un feu d’artifice rabelaisien qui redonne des couleurs au roman contemporain !
Hier incarnant l’Hannibal Lecter (in fabula) de la critique littéraire à la tête d’un célèbre magazine en ligne, aujourd’hui enseignant toujours la philosophie sur un fameux Rocher, Frédéric Grolleau n’en oublie pas pour autant de cultiver dans son jardin les ronces qui déchirent le rideau consensuel qui nous étouffe.
Commande en ligne sur amazon ici
Entretien :
Frédéric Grolleau, en prenant Nicolas Rey comme tête du turc, vous souhaitez vous attaquer à un système ou vous réglez vos comptes ?
Je n’ai aucun compte à régler avec Nicolas Rey, que j’ai rencontré à de nombreuses reprises, comme les autres personnes du système/gratin littéraire évoqués dans mon roman, au début des années 2000, à la télévision, à la radio ou dans les salons littéraires. Il joue ici un rôle d’épiphénomène et de catalyseur pour la haine du narrateur mais cela aurait pu être n’importe quel autre auteur/journaliste en vue ; disons que le choix s’est porté sur lui parce que son nom avait l’avantage de consonner immédiatement avec la recette culinaire qui est une des clefs de l’histoire. Notez bien que je ne suis pas non plus hargneux envers ce système littéraire, dont j’ai profité largement à une certaine époque, notamment lorsque j’animais la première émission littéraire du web (Paru TV) en partenariat avec Le Monde interactif. Ce temps est désormais révolu et Sumo se donne comme une manière de bilan sur ce qui se passait dans le monde éditorial et littéraire parisien à cette époque : on trouvera cela amusant ou consternant, c’est selon, mais nul ne devrait contester la dimension de documentaire rétroactif du texte.
Dans une pirouette journalistique, Le Monde vous a surnommé le Pivot du web, n’êtes-vous pas alors tombé dans l’élitisme à tout prix ?
Il ne me semble pas, parce que j’ai invité pendant deux ans dans mon émission en direct des auteurs très renommés aussi bien que de jeunes auteurs inconnus ( y compris dans le domaine de la bande dessinée, juste en train d’éclore alors) ou des éditeurs parfois discrets. Je pense même en toute objectivité que c’est parce que je n’ai pas joué la carte de cet élitisme que j’ai pu disparaître en douceur du paysage du journalisme littéraire parisien : les mondanités et les renvois d’ascenseurs obvies du népotisme ambiant n’ont jamais eu mes faveurs, qui se portent plutôt sur la découverte de textes dont la portée me touche ou dont le style, tous genres confondus, me parle . Cela étant dit, Sumo n’est pas plus un roman à thèse qu’un pamphlet déguisé : à chaque lecteur donc d’y trouver ce qu’il viendra y chercher. J’espère que ce sera un agréable temps de lecture pour commencer.
Derrière une pornographie physique que vous décrivez, on y lit aussi celle, plus perverse de l’esprit : est-ce le tempo qui a changé ou voyez-vous réellement la société se déliter de la sorte ?
Les dérives du corps valent à mes yeux à l’évidence comme celle, plus subtiles mais non moins dangereuses, de l’esprit. Je crains en effet que le véritable portrait au vitriol qui traverse ce texte soit celui de notre société. Non pas que la décadence soit un nouveau genre en soi, mais la perte de confiance généralisée (envers le politique, envers l’économique, envers l’éthique) n’arrange rien, de fait, quand l’état de crise s’annonce plus grave que la crise de l’Etat. Qu’un certain renouveau radical du religieux se manifeste alors ne surprend personne et doit nous interroger sur le pied de nez permanent que l’Illusion adresse à une rationalité – sinon une nationalité — bien fatiguée et débordée . C’est en tout cas le constat du héros qui s’installe dans ce désenchantement pour le pousser à son extrémité logique.
L’alternance des chapitres donne l’effet d’un match de tennis, un coup à droite un coup à gauche : mais vous rejetez aussi bien l’establishment que la banlieue ethniquement ghettoïsée. votre roman est donc la chronique d’une catastrophe annoncée ?
Ce roman, sur le modèle de la cavalerie dans les westerns de jadis, intervient trop tard : l’irréversible a déjà eu lieu. Il ne s’agit par conséquent pas d’un constat amer non plus qu’une lamentation nostalgique. Plutôt une ultime chiquenaude avant le saut dans le vide qui nous attend tous. Cela fait songer à Charlot en train de se battre dans la cuisine d’un restaurant pour retenir des piles d’assiettes sur le point de tomber, et qui tombent finalement dans un terrible fracas. Et Charlot de balancer avec humour les dernières assiettes intactes qui restaient… Chacun de nous, dans ses agitations ou cogitations, est-il autre chose que cette chiquenaude qui croit donner un sens à ce qui se meut tout autour ? Spinoza disait en son temps que la pierre qui roule le long de la pente peut bien croire qu’elle est libre… Ici, la pierre se fait tombale.
Pourquoi Sumo ?
Le Sumo est un sport asiatique, rituel et ancestral, où deux combattants mastodontes s’affrontent dans un corps-à-corps technique à l’intérieur d’un cercle captif. Il est l’image d’une lutte intestine et jusquauboutiste sacralisant l’énorme – ce que Baudrillard appellerait dans ses Stratégies fatales l’ob-scène. Je cherchais un titre décalé pour signaler et souligner le caractère énorme et fatal de ce qui nous pend au-dessus de la tête et que nous nous contentons de contempler en spectateurs passifs.
Ce “sumo” est aussi un clin d’œil linguistique au célèbre « cogito ergo sum » de Descartes qui va consacrer l’homme, ce « fonctionnaire de la technique » pour reprendre le mot de Heidegger, « comme maître et possesseur de la nature ». Dans mon roman à tiroirs, ce sum qui devrait être la marque de la subjectivité assumée se mue en sumo autrement dit en hypertrophie d’un moi devenu énorme. Première anomalie d’un système — de pensée, de représentation, de valeurs — qui n’aura de cesse que de péricliter.
Mais là encore, je ne dirais pas que Sumo, à l’instar du Cri du sanglier ou de Monnaie de verre, mes premiers romans, est un conte ou une fable philosophique : j’ai épuré et simplifié le texte de telle sorte que, malgré les exagérations dont il est porteur, le lecteur puisse se risquer, foin de tout intellectualisme, à prendre l’ensemble des séquences qui lui sont présentées pour argent comptant afin de voir où cela pourrait mener. Autant dire nulle part : pas le non-lieu, magique et chimérique de l’utopie (ou-topos) mais la tragique et nihiliste annulation du Sens dont nous étions dépositaires et que nous trahissons chaque jour davantage en devenant terroristes de nous-mêmes et d’autrui, c’est-à-dire en nous comportant comme des cons. D’énormes cons, convaincus que l’arbre peut toujours cacher la forêt.
Ce “sumo” est aussi un clin d’œil linguistique au célèbre « cogito ergo sum » de Descartes qui va consacrer l’homme, ce « fonctionnaire de la technique » pour reprendre le mot de Heidegger, « comme maître et possesseur de la nature ». Dans mon roman à tiroirs, ce sum qui devrait être la marque de la subjectivité assumée se mue en sumo autrement dit en hypertrophie d’un moi devenu énorme. Première anomalie d’un système — de pensée, de représentation, de valeurs — qui n’aura de cesse que de péricliter.
Mais là encore, je ne dirais pas que Sumo, à l’instar du Cri du sanglier ou de Monnaie de verre, mes premiers romans, est un conte ou une fable philosophique : j’ai épuré et simplifié le texte de telle sorte que, malgré les exagérations dont il est porteur, le lecteur puisse se risquer, foin de tout intellectualisme, à prendre l’ensemble des séquences qui lui sont présentées pour argent comptant afin de voir où cela pourrait mener. Autant dire nulle part : pas le non-lieu, magique et chimérique de l’utopie (ou-topos) mais la tragique et nihiliste annulation du Sens dont nous étions dépositaires et que nous trahissons chaque jour davantage en devenant terroristes de nous-mêmes et d’autrui, c’est-à-dire en nous comportant comme des cons. D’énormes cons, convaincus que l’arbre peut toujours cacher la forêt.
Propos recueillis, avec l’aimable autorisation des éditions du Litteraire, pour lelitteraire.com le 27 novembre 2014.