Ce livre expose, avec une sobriété exemplaire, le creusement de la douleur d’une existence dont le sens se dérobe
Cru mort lors d’une attaque tchétchène contre le V.A.B. dans lequel il patrouillait, Constantin, dit Kostia, en est extrait le dernier… Alors, depuis qu’il est de retour au pays, il effraye les enfants qui ne sont pas sages et entasse les bouteilles de vodka qui débordent vite de son frigo jusqu’à envahir son appartement. Il boit comme seul un Russe boit, il boit comme un trou.
Après tout, son visage est devenu une béance, son visage brûlé, défiguré, perdu. Son visage que sa mère voulait tant protéger du soleil lorsqu’il était enfant. Il survit, avec ses camarades survivants, il travaille dans la “décoration intérieure de luxe”. Mais, alors que ses camarades attachent de l’importance à ce qui n’en a pas, en se disputant puérilement pour de l’argent, pour lui, les choses justement semblent avoir perdu leur sens.
Adolescent, il dessinait des femmes défigurées, à cause de son “oncle Edouard”, le copain de sa mère. Alors, le directeur de son école lui avait offert un livre sur Goya, et l’avait retiré de ses cours pour le faire dessiner, lui apprendre à voir, pendant que lui buvait, d’une soif fabuleuse, bouteille sur bouteille. Lorsque ce mentor l’abandonna pour retourner dans sa province, Constantin décida de s’engager, et arrêta de dessiner. Alors, quand Séroja, un des survivants, disparaît, c’est pour lui l’occasion d’un périple qui permet de se souvenir, de voir son père, de découvrir une nouvelle famille et surtout de réapprendre à voir, à dessiner.
En dessinant le possible, le rêve, le bonheur fictif d’autres survivants que lui et qu’il rencontre dans cette recherche, c’est un nouveau retour au sens de l’existence que conquiert Kostia.
L’histoire se déroule selon trois axes temporels qui s’imbriquent étrangement d’abord, comme de manière périphérique, ce qui peut freiner un peu le début de la lecture. Mais le lien se fait vite, vivant et sobrement dramatique. Ainsi, il y a la quête présente de Kostia, celle où l’on cherche le camarade paumé dans l’univers des paumés de la Russie d’aujourd’hui, et que cette phrase résume bien : La vodka, c’est comme la crasse, on en trouve partout ; et, autour de cette quête, il y a ces deux autres récits qui se déploient et qui ne racontent que le seul et unique drame personnel qui gangrène l’existence de Kostia, le drame de la perte de son identité : d’une part les souvenirs qu’il a de son enfance sont dominés par trois figures paternelles qui se désagrègent toutes — le directeur d’école qui s’éclipse, le père volage, le beau-père minable… tous trois le laissant finalement dans le désarroi — et d’autre part les souvenirs de la caserne et de l’attaque du V.A.B. où le visage est finalement perdu.
Deux versions d’une seule histoire : la perte de soi. Et en effet, les souvenirs de Kostia ont le flou de ce qui est lointain et vague en même temps que l’inquiétante présence que peuvent avoir les cauchemars d’un enfant qui voit et ne peut éviter de voir, de voir son père draguer une femme et rompre l’harmonie de la famille — Tout était si beau. Avant que n’arrive cette créature. Voir lui était devenu une douleur - Je veux fermer les yeux, mais je n’ai plus de paupières. Elles ont brûlé, mais voir va redevenir, grâce à ce périple, le moyen de la découverte d’une certaine paix retrouvée, d’une beauté essentielle, qui tourne autour de l’univers de l’enfance, de la famille.
Est venu un moment où Kostia s’est demandé “comment dessiner l’attente ?”. Oui, attendre, lorsqu’on n’a plus de visage, comment est-ce possible ?
Attendre — ça veut dire éprouver de la reconnaissance. Simplement être heureux d’avoir quelque chose à attendre.
Le roman s’achèvera sur une grâce…
Ce livre n’est pas un pamphlet, une critique sociale de la Russie contemporaine — celle des familles décomposées, de l’alcoolisme, de la guerre… Mais, simplement, exposé avec une sobriété exemplaire, le creusement de la douleur d’une existence dont le sens se dérobe, de la perte de l’identité qui est le mal du siècle, et dont Céline ou Camus ont été les grands cliniciens lucides.
Plus de visage, plus de paupières, mais on apprend à survivre, à voir, à être : grâce d’abord, au sortir de l’enfance, au substitut du Père qu’est le directeur de l’école, puis, adulte, grâce à un petit être qui vous demande de dessiner, un enfant, un demi-frère, un autre fils du Père. De là seulement pouvait venir une nouvelle rédemption.
samuel vigier
Andreï Guelassimov, La Soif (traduit par Joëlle Dublanchet), Actes Sud, 2004, 130p. — 13,90 €.