Maud Franklin, Le Taxi & Aurélie Denis, Encres

De l’organique à l’épure

Montrer le corps, c’est encore ne rien dire, c’est comme poser des taches de pein­ture sur l’obscur. Car ce qu’on appelle le pré­sent demeure tou­jours ce qui nous pré­cède. Il arrive cepen­dant que le corps parle. Par « acci­dent ». Encore faut-il qu’une écri­vaine (Maud Frank­lin et celle qui se cache der­rière) s’en empare, met­tant à dis­tance sa propre com­plexion. L’auteure, dans ce texte intime comme dans son tra­vail scé­nique et plas­tique, sort des images où nous croyons tou­cher la vie et qui ne consti­tuent que la forme ras­su­rante qui nous confond avec l’ombre d’où nous venons en son coton hydro­phile. La créa­trice secoue le visible. Sur la sciure d’une piste comme sur le papier, des seuils de déchi­rures se des­sinent. Et si l’art ne sauve pas tou­jours, grâce à l’auteure il retient pour nous per­mettre de com­prendre ce qu’on ne soup­çonne pas for­cé­ment dans la cou­lée de l’existence. L’ariste évoque la dou­leur, le plai­sir, la pen­sée, le monde qui sans ce corps ne serait qu’un « innan­nu­lable moindre » (Beckett)

Par effet de diverses sur­faces, Maud Frank­lin rentre dans l’organique en un « roman » qui n’est pas celui des choses mais celui de la vie et à la limite de l’image. Là où il faut conti­nuer de cher­cher, là où l’artiste fut for­cée de se perdre avant de se retrou­ver. Elle alla à perte de vie dans un cloaque de formes pos­sibles même si encore aucune ne s’en déta­chait vrai­ment. Ce fut sou­dain, comme à la sur­face de l’eau lorsque coule le miroi­te­ment per­pé­tuel des reflets, les traces indi­cibles. Il y eut ensuite per­sis­tance d’un filet d’abord puis d’un fleuve qui enfle. Mais avant de remon­ter dans la pré­sence, il y eut des aspé­ri­tés, des doutes, des angoisses du corps réduit à sa viande.

C’est pour­quoi à tra­vers l’art comme l’écriture Auré­lie Denis (aka Maud frank­lin) dit et montre beau­coup. On sent com­bien elle a dû s’arc-bouter, mar­cher face contre terre, fouiller, se refor­ger pour une régé­né­ra­tion, reprendre à la fois corps et prendre le corps — ou se lais­ser enva­hir par lui — afin que de la vue et de la vie reviennent dans le seul grand livre ouvert où les pages sont encore blanches au sor­tir de la nuit. La plas­ti­cienne invente à par­tir de ce livre sous pseu­do­nyme le seul livre pos­sible et qui serait “écrit” par tout ce qui se défait. Des images fanées remontent peu à peu. Sur­prise par l’hiver en plein prin­temps et en sur­sis de vie, la peine de mort était là heu­reu­se­ment pas contu­mace, l’auteure ne sacri­fie pas le “groove” car elle a dû péné­trer le monde imprévu du “growl”. L’accident y man­gea les joies de la lumière et sou­dain l’harmonie du monde bas­cula, zèbrant la chair.
La perte de repères créa sans le vou­loir une oeuvre d’aveux où émerge une sorte d’abandon pour prendre au dépourvu le corps tel­lu­rique et ailé. Plus que de le péné­trer, il s’agit d’élargir son mys­tère en une las­ci­vité et une obs­cé­nité qui arrachent à ces termes ce qu’on entend par là. Ce n’est plus du fan­tasme qui vient but­ter des­sus. Auré­lie Denis réveille par l’organique une inquié­tude quasi méta­phy­sique en un sai­sis­se­ment qui éloigne tout arti­fice. D’où un uni­vers intime, large, un tempo qui par­fois “saute” comme un disque micro­sillon sau­tait en boucle en un acci­dent de par­cours. Pas de clin­quants visuels, pas de doci­li­tés aux effets. Juste une forme d’aporie, de rete­nue. Avec au bout de la « route » (du moins une autre), une pro­messe de Para­dis ici bas, ici-même.

Auré­lie Denis sait désor­mais que l’absence d’image rend plus incer­tain à soi-même. Chaque vie s’écrit à tra­vers les images. L’artiste en connaît le poids au prix d’une luci­dité para­doxale et du plus grand « éga­re­ment » for­tuit. Il conve­nait d’en tirer les consé­quences. Tout ce qu’on peut dire, c’est que désor­mais l’artiste pour­suit son che­mi­ne­ment en une incer­ti­tude de che­mins. Elle la laisse venir à elle tout en la pro­vo­quant et en effa­çant l’écume des appa­rences, les peaux. L’image après le texte est deve­nue une chair vivante dont Encres prouvent le souffle et le gouffre figu­ral. Sur­git par­fois une opa­cité au bord de l’illisible. C’est le charme d’une impal­pable caresse qui en trouant le réel donne une autre manière d’être face au pas­sage du temps.

jean-paul gavard-perret

Maud Frank­lin,  Le Taxi, des­sin de Natha­lie Tro­vato, Edi­tions Esper­luète, 120 p. — 16,50 €, Noville sur Méhaigne,
Bel­gique. Auré­lie Denis, Encres, Edi­tions Der­rière la salle de bains, Rouen, 2014, 10,00 €.

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