Geneviève Huttin, Une petite lettre à votre mère & Cavalier qui penche

Les livres des géniteurs

Le « une » et le « votre » du titre de Petite lettre n’ont rien d’anodin. Ils disent beau­coup d’une entre­prise à l’envergure plus large que l’autobiographisme ou l’autofiction. Gene­viève Hut­tin y reste telle quelle au plus pro­fond de sa démarche : à savoir une poé­tesse rare pleine de rete­nue, d’émotion et d’une affec­ti­vité que trans­cende l’écriture qui semble cepen­dant de pure constat : « je dis à mon père quelques jours avant sa mort, Papa il fau­drait que tu consultes un Psy­cha­na­lyste ». Quant à la mère, l’auteure peut désor­mais tout lui rap­pe­ler « d’une Ratio­na­lité capable d’éclairer ce point-là ». Ce qui n’était pas le cas de son vivant puisque la géni­trice n’avait pas trou­vée sa propre pen­sée – et sur­tout « ne l’avait pas cher­chée ». Face à elle, la fille osa cepen­dant pro­non­cer « le mot tabou de sexua­lité ».
Mais dans ces deux livres majeurs, la langue n’est pas un sup­port (comme c’est trop le cas dans celui de Cathe­rine Millet). Ici le lan­gage est la matière même de la quête. Il fait du passé l’espace livresque de la médi­ta­tion dou­lou­reuse et para­doxa­le­ment exal­tante, au-delà de la sup­po­sée pliure d’une illu­soire répa­ra­tion. Avan­çant moins en nar­ra­tion qu’en sillons et cou­pures, ser­pente une étrange musique de boue de vie et de bout d’existence. Elle fris­sonne et vibre dans le brouillard d’une mémoire pudique. La femme blan­chie à la chaux vive des ans y pèse le temps sur une balance où le poids de l’âme n’est pas moindre puisqu’elle a des yeux qui enlace les fantômes.

Le lan­gage épouse dans leur ren­contre les remugles, les doutes, les remords. Et l’on peut se deman­der par­fois, au nom du par­tage des langues, des terres et des sexes, qui reste la sur­vi­vante. La force d’ Une lettre tient à ce que l’auteure, pour per­mettre au dis­cours de se pour­suivre, l’abrège. Car lorsque tout est dit parce que rien n’a été dit, le monde s’est enfermé dans le silence com­pris comme un rêve avant qu’il ne devienne un cau­che­mar. La messe (Te Deum) étant dite, il faut ten­ter de reprendre l’office là où tout reste grevé du poids de la culpa­bi­lité. Laquelle s’expose ici à l’analyse plus qu’à la jouis­sance et la puni­tion. Là où les ombres planent comme au cime­tière où l’eau coule dans un broc gris pour aller fleu­rir des tombes.
Certes, pour Gene­viève Hut­tin « la mai­son de l’être » chère à Bache­lard res­tera ban­cale, caduque, car il n’existe de place que pour le manque et la père-mutation des rôles et des langues. Et il n’y a presque plus d’escalier pour s’envoyer en l’air et res­pi­rer au grand jour. Han­tée par la culpa­bi­lité, l’auteure se donne le droit à peu. Sauf, évi­dem­ment, le néces­saire. A savoir, l’exercice de l’écriture qu’elle avait en elle avant d’avoir appris à par­ler. Elle enfreint la loi du silence, du non-dit. Celle qui pria beau­coup pour elle sans vrai­ment la sau­ver trouve ici un sur­sis néces­saire entre rémis­sion et constat. Si bien qu’un mini­mum d’instinct de conser­va­tion donne aujourd’hui encore à Gene­viève Hut­tin le droit d’imaginer le pire mais tout autant de reve­nir au nœud pri­mi­tif. Elle le détisse, le délite en espé­rant que les mots ne meurent jamais — sur­tout ceux qu’on assas­sine par anti­ci­pa­tion et qui appar­tiennent car morts-nés aux limbes. C’est pour­quoi, au moment même où ceux qui res­tent s’étiolent dans le cré­pus­cule, le rêve d’écrire demeure pour les faire mar­cher sur un peu d’eau vive.

Lire notre entre­tien avec l’auteure et la journaliste


jean-paul gavard-perret

Gene­viève Huttin,

- Une petite lettre à votre mère, Edi­tions le Préau des Col­lines, Paris, 2014, 80 p. — 13,00 €.
Cava­lier qui penche (pein­ture de Chris­telle Rous­seau), même édi­teur, 2009, 15,00 €.

Voir aussi le n° 14 de la Revue “Préau des Collines”.

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