Alain Frontier, Le Compromis

Le fil(s) perdu

On peut aisé­ment relier Alain Fron­tier (le poète de Pontault-Combault) aux sur­réa­listes belges. Il en a la verve, l’humour, la pro­fon­deur et la dis­cré­tion. Cela ne va pas sans une cer­taine cruauté. Avec la langue comme avec l’histoire (grande ou petite) et la fic­tion (ou ce qu’on peut prendre comme telle). Le com­pro­mis  le prouve en sa tra­ver­sée du XXème siècle. Le nar­ra­teur (sem­blable et « frère » de l’auteur ) est poussé par l’attraction des secrets de famille à enquê­ter sur la « réa­lité » et la « vérité » de son père. Le nar­ra­teur d’abord armé de « scal­pels » afin d’opérer divers pré­lè­ve­ments dans le cœur des êtres ou leurs papiers est pro­gres­si­ve­ment mangé par son sujet sans qu’il se sou­mette à ce qui pour­rait don­ner une ancienne syn­taxe.
L’écrivain reste le maître de l’écriture : sans elle, le père n’aurait pas le des­tin que le fils lui accorde en redres­sant le poids du silence à l’aide de sa mère et de sa propre épouse (Marie-Hélène) dont il fit par son Por­trait d’une dame un grand livre. Pour celui-ci, il reco­pie les lettres de son père pri­son­nier pen­dant la drôle de guerre, impre­sa­rio zazou pen­dant l’Occupation, puis en mis­sion secrète en Grande-Bretagne puis occu­pant allié à Offen­bourg, Coblence, Fri­bourg. Peu à peu, il prend sa place pour per­mettre au dis­cours caché du père de se pour­suivre et par­court ses espaces que Marie-Hélène pho­to­gra­phie.
Par­ler à la place du père revient pour Fron­tier à libé­rer les mots, libé­rer les choses et les exis­tences, les sor­tir des boîtes où elles sont ran­gées comme des cohé­rences conve­nues qui les enchaînent et les font se taire. L’auteur four­nit une nou­velle fois une désor­ga­ni­sa­tion. Celle-ci pousse la vérité dans ses retran­che­ments. Preuve que la fic­tion dépasse la réa­lité afin d’inscrire, de pro­duire une légende qui elle-même sur­plombe le réel pour mettre le nez dedans. Des bribes et lam­beaux retrou­vés émergent une langue et une vie nou­velle en une solu­tion ou équa­tion poé­tique où l’homosexualité du père n’est plus un tabou. Ecrire ne coupe pas le réel mais le construit afin d’en prendre conscience loin du mutisme illu­soire et du rêve de ne pas parler.

Et, bien que l’auteur écrive dans un vieux texte  :« Il n’existe pas d’écrivain qui s’appelle Alain Fron­tier. Du moins c’est peu pro­bable », la pro­ba­bi­lité est ici (mais ce n’est pas nou­veau) des plus pro­bantes. L’écrivain monte en puis­sance de sub­ti­li­tés qui res­tent néan­moins par­fai­te­ment lisibles. Et quand l’auteur semble par­fois en bon fils perdu quit­ter le fil, c’est afin de mieux rebon­dir. Il sait que les ver­ti­ca­li­tés de la vie reposent sur des équi­libres instables aux­quels seule l’exigence d’un sacré et ses tabous assure une vigi­lance sus­cep­tible de les main­te­nir dans une archi­tec­ture trans­cen­dante. En dépit des affres, Fron­tier ose les dyna­mi­ser pour que l’écriture évite l’étouffement et la dis­lo­ca­tion com­plète. L’image pater­nelle mais aussi mater­nelle sort du secret mais conserve son énigme. L’auteur ne se veut pas l’iconoclaste de ses icônes. Sim­ple­ment, il les remet à leur place. C’est beau­coup plus habile et original.

jean-paul gavard-perret

Alain Fron­tier, Le Com­pro­mis, Sitau­dis, Val­lau­ris, 2014, 324 p. — 12,76 €.

1 Comment

Filed under Essais / Documents / Biographies, Romans

One Response to Alain Frontier, Le Compromis

  1. Villeneuve

    JPGP trouve un frère dans les boîtes gigognes des paroles pater­nelles ” ran­gées dans des cohé­rences ” qui les font … par­ler par Alain Fron­tier maître d’une écri­ture ” modu­lée ” d’un sacré talent ! . Rien n’est perdu . Le Com­pro­mis cathar­sis est gagné . Fron­tier est un auteur de qua­lité . JPGP l’a remar­qué et honoré .

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