Disco Elysium

Quand la sagesse et la folie se cachent dans nos rots éthyliques

Déve­loppé par ZA/UM, un stu­dio indé­pen­dant esto­nien… Oui, l’Estonie est un vrai pays qui existe vrai­ment, situé quelque part dans les contrées sau­vages et incon­nues du conti­nent euro­péen, per­due entre la mer Bal­tique, la Let­to­nie et la Rus­sie. Et ils peuvent faire des jeux vidéo, eux aussi ! Sorti en 2019 sur PC, après trois années de déve­lop­pe­ment, ZA/UM a créé un chef d’œuvre du genre RPG1, en 2D iso­mé­trique, carac­té­risé par la richesse et la pro­fon­deur intel­lec­tuelle de la nar­ra­tion, des choix de dia­logue et des élé­ments de réso­lu­tion d’enquête.

Vous aurez le plai­sir d’y incar­ner Harry Du Bois, un détec­tive amné­sique qui se réveille mira­cu­leu­se­ment dans ses propres déjec­tions cor­po­relles, afin de résoudre le mys­tère d’un meurtre com­mis dans le monde d’Elysium, et plus pré­ci­sé­ment le quar­tier de Mar­ti­naise, dans la mer­veilleuse ville dys­to­pique de Réva­chol. Ici, toute paro­ny­mie avec l’anarchiste Rava­chol serait, bien sûr, évi­dem­ment tout à fait for­tuite…
Vous y décou­vrez les sco­ries fumantes d’une ville rava­gée par une guerre civile, encore en proie à d’âpres luttes idéo­lo­giques à tra­vers les­quelles vous serez contraints de navi­guer, en vous posi­tion­nant avec plus ou moins de fer­veur. Oubliez les com­bats à mains armées contre des mobs2; ici, les enne­mis sont inté­rieurs et prennent la forme de mots et d’idées qui ont bien plus d’emprise sur l’histoire et les PNJ3 que des balles ou des incantations.

C’est ainsi que, à tra­vers les options de dia­logues, vos choix façon­ne­ront la per­son­na­lité du poli­cier que vous incar­nez pour ten­ter de résoudre le mys­tère, brillant de plu­ra­lisme réa­liste, autour de l’homicide, en com­pa­gnie du très bana­le­ment prag­ma­tique Kim Kit­su­ragi, deve­nant rapi­de­ment le faire-valoir de votre folie, tout en venant en aide aux habi­tants du quar­tier ainsi qu’à un cryp­to­zoo­lo­giste illu­miné dont l’histoire finale est, par ailleurs, sans doute la plus émouvante.

Si les idéo­lo­gies aux­quelles vous pour­rez prê­ter allé­geance, au cours de vos dia­logues, se bornent au com­mu­nisme, au fas­cisme, au libé­ra­lisme éco­no­mique ou au mora­lisme, il se pour­rait, qu’en fin de par­tie, vous ne soyez qu’un mélange déto­nant et oppor­tu­niste d’un peu toutes ces ten­dances. Il sera ainsi fort réjouis­sant, non seule­ment de prendre acte des réac­tions des PNJ face à vos actions poten­tiel­le­ment insen­sées autant que ridi­cules, mais aussi de lire le por­trait psy­cho­lo­gique (ou psy­cho­tique) que tirera de vous votre aco­lyte Kim, en fin de par­tie.
La rejoua­bi­lité est céans un véri­table moment de plai­sir, puisque vous pour­rez, à loi­sir, incar­ner les traits les plus fous d’un punk anar­chiste, d’un raciste, d’un miso­gyne, d’un roya­liste, ou encore d’un fervent capi­ta­liste, tout en en subis­sant les conséquences !

Enfin, au-delà de l’humour et de l’aspect ubuesque de vos choix d’action qui impactent le fil de l’histoire de manière unique et com­plexe, comme des situa­tions déso­pi­lantes dans les­quelles vous allez indé­nia­ble­ment vous retrou­ver, le jeu illu­mi­nera votre esprit de réflexions phi­lo­so­phiques pro­fondes et réelles sur l’existence humaine et ses décli­nai­sons poli­tiques, éco­no­miques et sociales, dans cet uni­vers déses­péré et mélan­co­lique, sou­li­gné par une splen­dide bande musi­cale, auprès de cette civi­li­sa­tion tiraillée par des théo­ries idéo­lo­giques, dont les membres sont inca­pables de s’unir dans une même huma­nité.
Nous retien­drons par­ti­cu­liè­re­ment ce moment où, selon vos actes, vous pour­rez peut-être par­ler à cet homme et déblo­quer cet échange, dans lequel il vous expli­quera que, selon lui, le propre de l’humanité est de croire en quelque chose et qu’un être humain sans idéo­lo­gie n’est qu’un animal.

En défi­ni­tive, ce jeu est davan­tage une expé­rience nar­ra­tive où l’humour absurde et la folie côtoient des réflexions pro­fondes sur les idéo­lo­gies poli­tiques, le pou­voir et la dés­illu­sion col­lec­tive. Sa capa­cité à bous­cu­ler les joueurs, à les for­cer à explo­rer les recoins les plus sombres de leur mora­lité, trans­cende le médium vidéo­lu­dique pour en faire une œuvre pro­fon­dé­ment huma­niste. Sa pro­fon­deur psy­cho­lo­gique et ses thèmes phi­lo­so­phiques en font une expé­rience unique, de sorte qu’il a été lar­ge­ment acclamé par la cri­tique et récom­pensé de plu­sieurs prix, dont quatre BAFTA Games Awards et le prix du meilleur jeu aux Game Awards 2019.

Mon conseil : N’hésitez pas à faire plu­sieurs par­ties. Si, pour ma part, je joue tou­jours mes his­toires vidéo­lu­diques avec le cœur, et jamais à l’inverse de mes convic­tions per­son­nelles, Disco Ely­sium est le seul jeu vidéo où j’ai réel­le­ment res­senti ce plai­sir jubi­la­toire de faire et de dire l’inverse exact de ce que je pense, et de me com­por­ter ainsi comme ce qui est à mes yeux la par­faite raclure d’homoncule !

Le petit plus qui fait la dif­fé­rence : Lire les réac­tions de Kim à chaque fois que l’on éructe un pro­pos scan­da­leux tout en mar­te­lant à ces pauvres PNJ cette qua­lité de poli­cier qui est à la nôtre et qui nous confère du pou­voir : la loi, c’est moi !

Qu’est devenu notre petit stu­dio indé­pen­dant ? Fort de son énorme suc­cès cri­tique, Robert Kur­vitz et Alek­san­der Ros­tov, figures prin­ci­pales du stu­dio en tant que co-créateurs, ont quitté, ou ont été licen­ciés par, ZA/UM. Les pre­miers évoquent des conflits d’argent et de pou­voir entre action­naires et pro­prié­taires de la fran­chise ; le second indique des fautes pro­fes­sion­nelles graves qui, si elles sont avé­rées, jus­ti­fient effec­ti­ve­ment leur licen­cie­ment. Mais la saga résul­tant de conflits inter­per­son­nels et de com­plexi­tés juri­diques n’en finit pas, puisque les cinq stu­dios nés de l’éclatement de ZA/UM s’entre-déchirent désor­mais sur les “réseaux sociaux” pour savoir lequel pourra se récla­mer de l’héritage de Disco Ely­sium… Parmi ces reje­tons, on notera l’existence de deux stu­dios lon­do­niens en par­tie com­po­sés d’anciens déve­lop­peurs de Disco Ely­sium : Dark Math Games et Long­due Games. Le pre­mier a pu d’ores et déjà don­ner un avant-goût de son XXX NIGHTSHIFT, qui s’annonce effec­ti­ve­ment une sorte de remake de Disco Ely­sium. Quant à Long­due Games, si le nom de son futur jeu n’est pas donné, ils ont annoncé tra­vailler à un “CRPG psy­cho­géo­gra­phique narratif”.

Quoi qu’il en soit, tout à cha­cun pourra saluer l’œuvre paci­fiste et à haut poten­tiel amé­lio­ra­tif de notre orga­ni­sa­tion sociale hié­rar­chique, comme de la brillante intel­li­gence des clauses juri­diques liées à l’industrie du jeu vidéo, en se gar­dant bien de ne pas sou­li­gner l’ironie hypo­crite de tels com­por­te­ments lamen­tables pour des créa­teurs qui ont sou­haité réa­li­ser une œuvre qui tend pré­ci­sé­ment à nous inter­ro­ger sur nos idéo­lo­gies contemporaines…

 sophie bonin

 

1 Ou CRPG, “Com­pu­ter Role-Playing Game” ; jeu de rôle sur ordi­na­teur, où le joueur incarne un per­son­nage et pro­gresse dans un uni­vers inter­ac­tif en sui­vant une his­toire, en résol­vant des quêtes et en déve­lop­pant les com­pé­tences du per­son­nage à tra­vers des choix tac­tiques et narratifs.

2 Apo­cope de “mobiles”. Désigne des adver­saires diri­gés par une IA dans les jeux vidéo.

3 Acro­nyme de “Per­son­nage Non Joueurs”. Désigne des per­son­nages diri­gés par l’IA du jeu.

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