« Les vies parallèles : Dany et Gurshad. »
C’est quoi une trace ? Ce qu’un animal laisse derrière lui en gagnant la forêt, une empreinte, dessinée dans la neige, un passage qui va s’effacer ? Une poursuite haletante, un chasseur et sa proie ? Une enquête pour trouver un coupable ou un innocent ? Pour Gurshad et Dany, c’est aller à la rencontre l’un de l’autre en prenant la route, en montant dans un avion. Un road trip, un « road text » jusqu’au lac Saint Jean au Québec, pour Gurshad et quelque part sur la frontière irano-turque, pour Dany. Et admettre qu’il y a des choses insaisissables, des violences indicibles et des absences.
Le frère de Dany ne viendra pas et Dany ne pourra entrer en Iran et fouler les lieux perdus de l’enfance de son ami. Alors il faut faire théâtre, construire toutes ces paroles enregistrées, recueillies comme des trésors archéologiques de l’autre : l’enfance, l’adolescence, la jeunesse. C’est aussi comme de la musique, deux partitions, une bande-son avec des tounes québécoises, une chanson de Michel Legrand (“Les moulins de mon cœur”) et celles de Googoosh…
Il y a d’abord le prologue à Sarajevo, ensemble, où il est possible de dire nous. Sarajevo, la ville d’un siège abominable entre 1992 et 1996. C’est le point origine de leur pacte : Nous nous lançons ce pari fou/ Partir sur les traces de l’autre/ remonter le courant comme les tortues de mer retrouvent la plage de leur naissance … dit Dany. Et en écho, Gurshad reprend ce serment à sa manière : remonter la vie de l’autre à l’envers comme le saumon remonte la rivière.
Il y a enfin un épilogue. Un vrai dialogue dramatique avec ces répliques entre Gurshad et Dany qui se retrouvent un an après, à Sarajevo, dans un appartement sur les hauteurs de la ville : ils cherchent à se souvenir de leur première rencontre. Et comme dans une pièce, des personnages entrent et sortent du plateau. Les premières amours, la famille et pour terminer l’évocation de ceux qui ont bouleversé les cœurs des deux hommes. Amer épousé à Bruxelles pour Gurshad et Maxime qui fit vivre à Dany un moment inoubliable sur la plage d’Iha Grande, au Brésil.
Les lieux changent de la France, à la Turquie et au Liban, de Montréal à la ferme perdue du côté de Metabetchouan. Et comme dans une pièce, il faut inventer, laisser l’imagination faire son chemin, jusqu’au moment où l’on se travestit, en jouant le rôle de cet autre. Ainsi Gurshad en faisant un selfie sur un lieu (un pont) où Dany a été tenté d’en finir, prend sa place, rejoue étrangement cette scène du passé. Les voix sont traversées, la langue réappropriée. Gurshad investit les mots du québécois. Dany n’est– il pas tannant ? Mais ils sont bien des jumeaux, des doubles de deux continents (l’Amérique du nord et le Moyen Orient) qui écrivent, s’écrivent.
Le théâtre a changé leur vie. Ils ont fui la guerre et la violence de leur terre natale. Gurshad a grandi dans cet Iran, en guerre avec l’Irak, dans ce pays islamiste tandis que Dany a vécu les violences dans ce monde rural, frustre. Leurs proches ont connu l’exil ou la spoliation de leur ferme. Tout recommencer. Un garçonnet en short court derrière des enfants plus âgés que lui sur la première de couverture. C’est sans doute Dany que son père a pris en photo, de dos. Une trace de soi comme la photo de Gurshad, gamin tenant une kalashnikov que son père a mis entre ses jeunes bras. Mais la trace la plus belle n’est-elle pas la trace écrite ?
marie du crest
Le texte a été créé en mai 2024 au théâtre des Tanneurs à Bruxelles, interprété et mis en scène par ses auteurs. Les deux « partitions » étaient jouées en simultané et les spectateurs équipés d’un casque audio à canaux multiples, pouvaient choisir quel récit suivre. Le spectacle ensuite tourne en France, à Montréal et au Luxembourg. En lisant, tout est là ; ces deux vies, l’une à l’autre reliée.
Dany Boudreault & Gurshad Shaheman, Sur tes traces, Les Solitaires Intempestifs, 2024, 190 p — 17,00 €.