Décrire n’est pas écrire : Lévinas et la maladie de l’amour
Si l’on en croît le troisième tome des Œuvres Complètes de Lévinas, Eros se voudrait central chez le philosophe. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres même si l’auteur a tenté de s’en emparer par la littérature. L’amour échappe au penseur comme la femme conserve son mystère jusque dans sa nudité en quelque sorte indévoilable. Certes, la fiction d’éros voudrait exprimer ce que la philosophie ne peut faire. Celle-ci au mieux décrit le désir mais ne permet pas de l’évoquer. La méthode descriptive, phénoménologique s’essaye donc par la littérature à une perspective moins cognitive. Néanmoins, les promesses de la fiction capotent dans la dimension « catégorielle ». L’intention ne fait pas le larron : décrire n’est pas écrire. Lévinas n’est pas fait pour l’abandon à l’émotion des sens. Sa surprise ne peut atteindre « la totalité et l’infini ». Seul l’amour-sentiment du livre peut vaguement s’en rapprocher.
L’auteur reste toujours le souverain contemplateur. Il est plus paternel, ensemenceur, défenseur de la loi qu’amant. En conséquence, ses romans demeurent à l’état d’essais non transformés. L’amour est une rencontre « théoricisé », purement déclarative. La volupté demeure une promesse jamais tenue. Il y a donc loin de Bataille le profanateur à Levinas le « sublimateur ». Le philosophe veut garder le contrôle sur les émois. Ses tentatives de manifestation d’une transcendance d’un amour charnel restent une épiphanie différée. Comme si l’altérité du féminin restait dangereuse et comme si le penseur risquait de perdre de sa superbe face à une femme qui échappe à sa prise.
Dès lors, la liberté pour Lévinas ne se développe qu’au-delà de l’amour et dans la fuite face à la montée du désir. La seule vie reste l’apanage de l’esprit. L’éros n’est jamais premier. Certes enjambant la littérature, le philosophe voudrait faire bouger les lignes mais il se confine en lui-même, armé d’une raison et d’un « fort » intérieur qu’éros ne peut fracturer . L’émoi, « la turgescence », le sensible créent une sensation de faiblesse, feraient botter en touche la transcendance. Les essais romanesques demeurent donc au mieux des « images » d’actes manqués en tant que mode d’accès à l’autre. L’éthique recouvre l’érotique qui demeure une concupiscence ou ce qu’il nomme « un égoïsme à deux ». Pour comprendre l’éros, il vaut donc mieux s’adresser à Bataille qu’à Lévinas. Pour un tel penseur, le désir de « la transcendance d’autrui » revient à effacer le corps et ses miasmes amoureux. Le seul au-delà n’est pas celui du séjour charnel : Lévinas n’aura eu d’yeux que pour Dieu.
jean-paul gavard-perret
Emmanuel Lévinas, Oeuvres Complètes tome III, Eros, Littérature et philosophie, Grasset, 2014, 384 p. — 26,00 €.