Emmanuel Lévinas, Oeuvres Complètes tome III, Eros, Littérature et philosophie

Décrire n’est pas écrire : Lévi­nas et la mala­die de l’amour

Si l’on en croît le troi­sième tome des Œuvres Com­plètes de Lévi­nas, Eros se vou­drait cen­tral chez le phi­lo­sophe. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres même si l’auteur a tenté de s’en empa­rer par la lit­té­ra­ture. L’amour échappe au pen­seur comme la femme conserve son mys­tère jusque dans sa nudité en quelque sorte indé­voi­lable. Certes, la fic­tion d’éros vou­drait expri­mer ce que la phi­lo­so­phie ne peut faire. Celle-ci au mieux décrit le désir mais ne per­met pas de l’évoquer. La méthode des­crip­tive, phé­no­mé­no­lo­gique s’essaye donc par la lit­té­ra­ture à une pers­pec­tive moins cog­ni­tive. Néan­moins, les pro­messes de la fic­tion capotent dans la dimen­sion « caté­go­rielle ». L’intention ne fait pas le lar­ron : décrire n’est pas écrire. Lévi­nas n’est pas fait pour l’abandon à l’émotion des sens. Sa sur­prise ne peut atteindre « la tota­lité et l’infini ». Seul l’amour-sentiment du livre peut vague­ment s’en rapprocher.

L’auteur reste tou­jours le sou­ve­rain contem­pla­teur. Il est plus pater­nel, ense­men­ceur, défen­seur de la loi qu’amant. En consé­quence, ses romans demeurent à l’état d’essais non trans­for­més. L’amour est une ren­contre « théo­ri­cisé », pure­ment décla­ra­tive. La volupté demeure une pro­messe jamais tenue. Il y a donc loin de Bataille le pro­fa­na­teur à Levi­nas le « subli­ma­teur ». Le phi­lo­sophe  veut gar­der le contrôle sur les émois. Ses ten­ta­tives de mani­fes­ta­tion d’une trans­cen­dance d’un amour char­nel res­tent une épi­pha­nie dif­fé­rée. Comme si l’altérité du fémi­nin res­tait dan­ge­reuse et comme si le pen­seur ris­quait de perdre de sa superbe face à une femme qui échappe à sa prise.

Dès lors, la liberté pour Lévi­nas ne se déve­loppe qu’au-delà de l’amour et dans la fuite face à la mon­tée du désir. La seule vie reste l’apanage de l’esprit. L’éros n’est jamais pre­mier. Certes enjam­bant la lit­té­ra­ture, le phi­lo­sophe  vou­drait faire bou­ger les lignes mais il se confine en lui-même, armé d’une rai­son et d’un « fort » inté­rieur qu’éros ne peut frac­tu­rer . L’émoi, « la tur­ges­cence », le sen­sible créent une sen­sa­tion de fai­blesse, feraient bot­ter en touche la trans­cen­dance. Les essais roma­nesques demeurent donc au mieux des « images » d’actes man­qués en tant que mode d’accès à l’autre. L’éthique recouvre l’érotique qui demeure une concu­pis­cence ou ce qu’il nomme « un égoïsme à deux ». Pour com­prendre l’éros, il vaut donc mieux s’adresser à Bataille qu’à Lévi­nas. Pour un tel pen­seur, le désir de « la trans­cen­dance d’autrui » revient à effa­cer le corps et ses miasmes amou­reux. Le seul au-delà n’est pas celui du séjour char­nel : Lévi­nas n’aura eu d’yeux que pour Dieu.

jean-paul gavard-perret

Emma­nuel Lévi­nas, Oeuvres Com­plètes tome III, Eros, Lit­té­ra­ture et phi­lo­so­phie, Gras­set, 2014, 384 p. — 26,00 €.

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