Le pas de Papa : entre Sénèque et Van Gogh (oraison funèbre de Joseph Grolleau)

Le pas de Papa

Orai­son funèbre de Joseph Grol­leau (1944 — 2024), le 07 novembre 2024 au cré­ma­to­rium d’Olonne-sur-mer par son fils Fré­dé­ric Grol­leau, direc­teur de la rédac­tion du litteraire.com

Bon­jour à toutes et tous,

Je vou­drais com­men­cer par une citation :

« Ce n’est pas parce que les choses sont dif­fi­ciles que nous n’osons pas. C’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont dif­fi­ciles. » nous dit Sénèque dans ses Lettres à Luci­lius (XVII), vers 63 – 64 (« Non quia dif­fi­ci­lia sunt non aude­mus, sed quia non aude­mus dif­fi­ci­lia sunt »)

Pour­quoi ce choix ? Pour une double raison :

1– parce que, comme vous vous en dou­tez, il n’est pas facile de prendre la parole aujourd’hui devant cette assem­blée, parce que c’est dif­fi­cile pour un enfant de prendre posi­tion sur son parent. Parce que c’est dif­fi­cile pour un fils de par­ler objec­ti­ve­ment de son père – et de résu­mer en quelques minutes la tra­jec­toire de toute une vie.

2 – parce qu’elle résume bien la manière d’être de mon père, tout du moins pen­dant son enfance et une bonne par­tie de sa vie pro­fes­sion­nelle : mon père, Joseph, Jojo, c’était quelqu’un qui osait et qui avait su, à par­tir de condi­tions d’existence des plus modestes, se construire un ave­nir et un mode de vie confor­table voire enviable. Droit et intègre, homme de prin­cipe pour ceux qui le connais­saient bien et le fré­quen­taient au quo­ti­dien – un rien têtu, un brin entêté -, il avait su être ambi­tieux, il avait plus d’une fois osé ce pas de côté pour aller de l’avant et dépas­ser les obs­tacles, incar­nant ainsi le mot de Gui­try : « l’audace, c’est savoir jusqu’où aller trop loin ».

Comme ce n’était pas un grand com­mu­ni­cant et qu’il était plu­tôt tai­seux, il par­lait rare­ment de lui, n’exposait que très peu ses émo­tions ou son res­senti mais on va dire que quand il avait une idée quelque part il ne l’avait pas ailleurs. Pour autant, l’esprit vif et la répar­tie facile, il ne se pri­vait jamais d’un bon mot s’il esti­mait le moment oppor­tun pour l’énoncer, et il ne rechi­gnait jamais à lais­ser entendre son plai­sir quand il s’agissait d’évoquer un bon plat ou un bon vin : pour celui qui tri­chait, enfant, avec sa tar­tine au moment du goû­ter afin d’en pré­sen­ter alter­na­ti­ve­ment chaque face pour y récu­pé­rer à la fois beurre et confi­ture, pour cet enfant de la Bar­bi­nière, un plat et un vin n’étaient jamais mau­vais. Je ne l’ai entendu qu’une fois, dans les Vosges loin­taines, dire, à pro­pos d’un auda­cieux pâté de sar­dines s’il m’en sou­vient : « c’était bon mais je n’en repren­drai pas deux fois ! » Cha­cun sait qu’il s’était mon­tré moins récal­ci­trant au moment de se res­ser­vir d’un plat en sauce au Châ­teau Brane-Cantenac.

C’est parce que cette image résume bien l’indéniable bon vivant qu’était mon père que j’ai été frappé la der­nière fois que je l’ai vu de le décou­vrir si amai­gri, si faible et ayant perdu tout goût de l’appétit : comme l’ombre de lui-même pour ainsi dire. Il arri­vait encore mais péni­ble­ment à se dépla­cer, chaque pas effec­tué parais­sant une de ces choses si dif­fi­ciles men­tion­nées tout à l’heure par Sénèque. On sen­tait alors toute l’intensité de la lutte de l’esprit et du corps contre la mala­die, les ultimes forces qu’il jetait pour endi­guer le mal avant d’être rat­trapé par la som­no­lence et le besoin de dor­mir qui pre­naient de plus en plus le pas sur sa volonté. Je crois que c’est ce jour-là que j’ai perdu mon père, habité par un fan­tôme plus tenace que lui.

Cela m’amène à une der­nière cita­tion, dans une der­nière lettre qui émane d’un auteur plus proche de nous dans le temps que le Sénèque de l’Antiquité latine. Il s’agit d’une Lettre du peintre Vincent Van Gogh à son frère Theo, écrite à Arles, lundi 9 ou le mardi 10 juillet 1888 et qui met en relief, après le re-pas fes­tif men­tionné pré­cé­dem­ment (j’écris re-pas en deux mots), un autre sens du pas. Le pas de mon papa si j’ose dire. Cette fois-ci non le pas de l’audacieux qui n’a pas froid aux yeux et qui ose, non le pas décidé de celui qui arpente avec constance et effi­ca­cité son pota­ger – un atta­che­ment à la terre hérité de ses ori­gines dans le bocage ven­déen et jamais démenti chez mon père – mais plu­tôt le der­nier pas : le pas qui sépare le vivant de l’au-delà et des étoiles, le pas qui inter­roge, puisqu’on a entendu dans les grandes lignes tout ce qu’il y avait avant, sur ce qui pour­rait bien exis­ter après. Ailleurs, là-haut ou en bas.

Ce serait men­tir que de sou­te­nir que mon père avait des convic­tions reli­gieuses ancrées, c’est tou­jours à recu­lons que je l’ai vu entrer dans une église (comme s’il s’agissait sur­tout d’en sor­tir, et assez rapi­de­ment) : mais il n’était pas com­plè­te­ment her­mé­tique aux chants reli­gieux ni à l’atmosphère géné­rale des lieux de culte et au par­tage, au recueille­ment col­lec­tifs qu’ils auto­risent. Mon père ne s’intéressait pas outre mesure, que je sache, à la reli­gion, à la lit­té­ra­ture, non plus qu’à la phi­lo­so­phie, la musique ou le cinéma – ce qui limi­tait certes les débats que nous aurions pu avoir sur ces sujets par­fois épi­neux – mais il appré­ciait beau­coup les méta­phores, les asso­nances et autres cha­rades qui font réflé­chir, toutes les images por­teuses de sens. Alors je pense que les mots du peintre van Gogh , en train de com­po­ser une de ses plus fameuses toiles, « La nuit étoi­lée », ne lui aurait pas déplu, en tout cas pas complètement.

Et dans le pire des cas, même si c’était son fils qui parle, il se serait récrié, avec un sens de la diplo­ma­tie dont il lui arri­vait aussi, après une vie bien rem­plie, de faire l’économie par­fois : « bon , c’est bien beau tout ce bla-la, mais quand est-ce qu’on boit un coup ? »

Voici les mots de Van Gogh, pour ache­ver cette prise de parole :

« Cela remue la ques­tion éter­nelle : la vie est-elle toute entière visible pour nous ou bien n’en connais­sons nous avant la mort qu’un hémisphère ?

Les peintres — pour ne par­ler que d’eux — étant morts et enter­rés, parlent à une géné­ra­tion sui­vante ou à plu­sieurs géné­ra­tions sui­vantes par leurs oeuvres. Est-ce là tout ou y a-t-il même encore plus ? Dans la vie du peintre peut-être la mort n’est pas ce qu’il y aurait de plus difficile.

Moi je déclare ne pas en savoir quoi que ce soit.- Mais tou­jours la vue des étoiles me fait rêver aussi sim­ple­ment que me donnent à rêver les points noirs repré­sen­tant sur la carte géo­gra­phique villes & villages.

Pour­quoi, me dis-je, les points lumi­neux du fir­ma­ment nous seraient-ils moins acces­sibles que les points noirs sur la carte de France ? Si nous pre­nons le train pour nous rendre à Taras­con ou à Rouen, nous pre­nons la mort pour aller dans une étoile. [ répété :nous pre­nons la mort pour aller dans une étoile]. Ce qui est cer­tai­ne­ment vrai dans ce rai­son­ne­ment, c’est que, étant en vie, nous ne pou­vons pas nous rendre dans une étoile. pas plus qu’étant morts nous puis­sions prendre le train. Enfin, il ne me semble pas impos­sible que le cho­léra, la gra­velle, la phti­sie, le can­cer, soient des moyens de loco­mo­tion céleste comme les bateaux à vapeur, les omni­bus et le che­min de fer en soient de terrestres.

Mou­rir tran­quille­ment de vieillesse serait y aller à pied. » Je répète cette der­nière phrase : « Mou­rir tran­quille­ment de vieillesse serait y aller à pied ».

Donc, bon voyage, Papa ! Bon voyage, Papé ! Et puisses-tu, au terme de ce der­nier che­min, de ces der­niers pas, trou­ver tes étoiles, où qu’elles soient.

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