Le livre de Frédéric Rouvillois est une pépite. Ce professeur de droit développe une thèse revigorante, iconoclaste, de nature à bousculer les dogmes de l’historiquement correct : le nazisme doit être admis dans la famille des utopies. Car, analyse l’auteur, l’utopie n’est pas un synonyme de chimère, mais bien le projet idéologique d’instaurer un paradis terrestre. Or, Le nazisme possédait cette dimension idéologique et ce rêve d’instaurer la cité idéale. Il fut donc cauchemardesque car utopique. « L’utopie est naturellement totalitaire » écrit l’auteur.
Frédéric Rouvillois, à travers des pages d’une grande érudition, décrit en profondeur la nature utopique du projet national-socialiste. Ce dernier vise à l’instauration d’une société raciale parfaite, sous la direction implacable d’un Etat chargé de transformer les individus, d’en contrôler la vie, en décidant de ce qui est bien pour eux, y compris dans le domaine du mariage et des naissances. Cette société sera réconciliée parce qu’égalitaire, sans classes sociales ni luttes des classes, purifiée de ses éléments corrupteurs. La nature y aura été domptée, tout comme l’histoire, dont le poids ne s’exercera plus sur des individus libérés du passé. Tous les obstacles auront été éliminés. Car ce qu’il ressort très nettement de cette passionnante démonstration, c’est que l’extermination nazie, comme celle des communistes à la même époque, procède de la nature utopique du projet. Rien ni personne ne peut se dresser contre la réalisation de l’idéal : le paradis sur terre. Le judéocide est la condition sine qua non de l’établissement de la cité parfaite.
L’ouvrage fait sauter bien des verrous. Les liens avec les utopies du siècle des Lumières, dont on ne cesse de nous dire qu’il a émancipé l’humanité, mais aussi avec la Révolution française, matrice de tous les charniers du XX° siècle (Robespierre et Saint-Just n’ayant rien à envier aux Pol Pot et autres Vychinski), sont très bien mis en lumière. De la même façon, la convergence du nazisme avec son frère/ennemi le communisme est très bien démontrée. Et l’on ne peut que s’en féliciter.
Autre point essentiel : la confrontation avec les valeurs du christianisme est évidente. La haine pour le Christ et son Eglise transparaît avec netteté dans les extraits des livres et discours des hiérarques nazis, Rosenberg et Himmler étant les plus acharnés. Car l’Eglise promet elle aussi le paradis mais dans l’au-delà, non pas seulement aux purs, mais aussi et surtout aux pécheurs, aux inutiles, aux prostituées, aux handicapés, dans un bain d’amour et de pardon ; là où le nazisme n’admet que la haine et la destruction des impurs. C’est pourquoi Himmler cherche à discréditer le christianisme en faisant du « martyre des sorcières le symbole de l’abomination de cette religion et de la monstruosité de l’Eglise. »
Enfin, en lisant ce livre, on ne peut qu’être saisi par un sombre effroi. Reprenons les caractéristiques du projet nazi tel que nous le présente Frédéric Rouvillois. Le nazisme déteste la cigarette et l’alcool qu’il combat par des lois restrictives. Il élimine les handicapés, il est vrai après leur naissance puisqu’il ne dispose pas de techniques modernes pour les « dépister ». Les malades sont euthanasiés certes en secret, mais un projet prévoyait de le faire « à la demande de leurs parents et d’une commission composée de deux médecins et de deux juristes qui auraient examiné en profondeur le dossier », le tout pratiqué comme un Gnadenakt, (« acte de pitié »). La famille traditionnelle fondée sur le mariage (« œuvre démoniaque de l’Eglise » dit Himmler) sera anéantie, au profit de la polygamie, et d’une mise sous contrôle des enfants par l’Etat. « L’enfant n’appartient à la famille que dans le premier âge. Après quoi, il relève de la communauté populaire. »
Mais ne sont-ce pas là des caractéristiques de notre époque ? Serions-nous dans une utopie qui ne dit pas son nom ? Le démon change souvent de visage et peut aussi prendre une figure avenante. Mais c’est toujours le démon.
frederic le moal
Frédéric Rouvillois, Crime et utopie. Une nouvelle enquête sur le nazisme, Flammarion, janvier 2014, 357 p. — 13,00 €