Baudelaire, Œuvres complètes (la Pléiade)

« Deux qua­li­tés lit­té­raires fon­da­men­tales : sur­na­tu­ra­lisme et ironie »

En 1931, Jacques Schif­frin inau­gu­rait la « Biblio­thèque de la Pléiade » en publiant Bau­de­laire, avant de confier le déve­lop­pe­ment de la col­lec­tion à Gal­li­mard. L’idée était lan­cée : un for­mat com­pact sem­blable à celui des mis­sels, un papier bible fin et solide, une reliure en cuir, pour pro­po­ser sous une forme dense un maxi­mum d’œuvres, pré­sen­tées par des spé­cia­listes, dans une col­lec­tion prestigieuse.

Long­temps, l’édition de Claude Pichois, divi­sée entre « poé­sie » et « cri­tique » a fait réfé­rence en termes de finesse et d’érudition ; mais la recherche et les connais­sances sur Bau­de­laire ayant pro­gressé, il était devenu utile d’en pro­duire une autre édi­tion, à laquelle se sont atte­lés André Guyaux et Andrea Schel­lino (avec une pré­face d’Antoine Com­pa­gnon) ; le choix qui oriente les deux tomes est la publi­ca­tion chronologique.

Ainsi, Les Fleurs du Mal y sont pré­sen­tées dans leurs édi­tions suc­ces­sives : pré­pu­bli­ca­tions à par­tir de 1845, publi­ca­tion (et condam­na­tion) en 1857 (édi­tion la plus dif­fi­cile à ren­con­trer en livre ; reprise et aug­men­tée en 1861), pro­lon­gée jusqu’à la publi­ca­tion des « Épaves » en 1866, volume tou­jours accolé à l’édition de 1861 (alors qu’il n’en fait pas par­tie).
Les Salons voi­sinent désor­mais avec les autres écrits contem­po­rains ; les poèmes envoyés à Th. Gau­tier retrouvent leurs liasses ori­gi­nelles. Quant aux manus­crits « belges » si féroces, leur texte nou­vel­le­ment éta­bli change leur pré­sen­ta­tion et per­met de mieux les com­prendre.
Le choix de la chro­no­lo­gie met sous les yeux du lec­teur toute la puis­sance et la construc­tion de l’œuvre de Bau­de­laire. C’est d’ailleurs un prin­cipe qu’avait déjà adopté André Guyaux pour la publi­ca­tion des œuvres de Rim­baud dans la même col­lec­tion, et qui avait beau­coup fait réagir cer­tains spécialistes.

Même logique pour les Petits poèmes en prose, recueil non paru du vivant de l’auteur, et qui pose de nom­breux pro­blèmes, d’architecture notam­ment : l’édition de la Pléiade res­ti­tue la diver­sité de leurs ori­gines, et si des variantes sub­stan­tielles existent, les deux textes sont pré­sen­tés. L’éditeur Poulet-Malassis (que Bau­de­laire désigne plai­sam­ment dans sa cor­res­pon­dance comme « Coco-Mal-Perché ») avait entre­pris de clas­ser ces mor­ceaux de papiers cou­verts de notes en les col­lant sur de grands feuillets, selon un prin­cipe thé­ma­tique assez souple, numé­ro­tant ces feuillets en chiffres romains et les frag­ments en chiffres arabes. La tra­di­tion après la mort de Bau­de­laire a consisté à en faire un livre à part entière, ce que pro­je­tait Bau­de­laire bien sûr, mais qui est sou­vent pré­senté sans pré­cau­tions intel­lec­tuelles.
La grande majo­rité des cin­quante poèmes exis­tants a été pré­pu­bliée dans la presse, éven­tuel­le­ment à plu­sieurs reprises, par­fois avec des modi­fi­ca­tions impor­tantes. Cepen­dant ici, les édi­teurs du volume ont renoncé au strict décou­page chro­no­lo­gique tel qu’il a été pro­posé pour les Fleurs : en effet, faute d’une édi­tion ava­li­sée par l’auteur, cela aurait consisté à don­ner deux fois les textes, une pre­mière fois en chro­no­lo­gie, une deuxième fois en fin de tome II, en recons­ti­tuant un livre fina­le­ment non abouti du temps de l’auteur, et que ses héri­tiers ont publié sous une forme et un titre par eux choi­sis (Petits poèmes en prose) en 1869.

Ainsi, les édi­teurs ont opté pour une sec­tion inti­tu­lée « Ate­lier du ‘Spleen de Paris’ », qui signale aussi que « cet ensemble n’a pas la même légi­ti­mité que les Salons, les Para­dis arti­fi­ciels ou Les Fleurs du Mal » (« Note sur la pré­sente édi­tion », p. C-CI). De mars 1866 à août 1867, Bau­de­laire est apha­sique et n’écrit plus ; ce qu’évoquait B.-H. Lévy, jadis Prix Inter­al­lié (1988) dans Les der­niers jours de Charles Bau­de­laire, puis encore récem­ment Jean Teulé dans Cré­nom Bau­de­laire, la déchéance du sublime poète les ame­nant à se ques­tion­ner sur ce qui se passe dans la tête d’un écri­vain enfermé en lui-même.
Le cri­tique et théo­ri­cien lit­té­raire s’y était déjà inté­ressé, par­lant du « der­nier Bau­de­laire » (à pro­pos du Spleen de Paris – Petits poèmes en prose) et consé­quem­ment, du « pre­mier Bau­de­laire » pour Les Fleurs. Pour l’universitaire Mar­tine Ber­cot, les poèmes en prose rele­vaient aussi d’une « seconde esthé­tique ». André Guyaux, lui, ne voit pas de rup­ture dans l’esthétique de l’auteur.

L’ensemble des deux tomes est com­plété par une chro­no­lo­gie (tomes I et II), et, au tome II, une biblio­gra­phie ainsi qu’un index des noms et œuvres cités par Bau­de­laire. Chaque volume com­prend une table alpha­bé­tique des titres et inci­pits (le tome II reprend les tables des deux tomes). L’ensemble, avec l’Album Bau­de­laire, nous livre une vision renou­ve­lée de l’œuvre de Bau­de­laire, qui devrait encore nous en apprendre beaucoup.

yann-loïc andré

Bau­de­laire, Œuvres com­plètes, Gal­li­mard,  la Pléiade, nou­velle édi­tion publiée sous la direc­tion de André Guyaux & de Andrea Schel­lino, deux volumes sous cof­fret illus­tré, 2024 — 50 € (ou 82 € pièce) jusqu’au 31 décembre 2024, 164 € ensuite.

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