Les Fleurs du Mal illustrées par la peinture symboliste et décadente

Comment des esthètes han­tés par la mort et le Mal mais vouant un culte à l’absolue Beauté eussent-ils pu être mieux ser­vis que par ce livre ?

L’expres­sion “beau-livre”, pour sédui­sante et majes­tueuse qu’elle soit, est à manier avec pré­cau­tion. Consa­crée par le lan­gage cou­rant, elle est aujourd’hui deve­nue une sorte d’étiquette com­mer­ciale ser­vant d’indicateur dans les rayons des librai­ries, et s’applique autant aux véri­tables ouvrages d’art qu’à ces trop accro­cheuses bau­druches qui, une fois pas­sée la jaquette clin­quante et tour­nées les pre­mières pages, ont tôt fait de cre­ver tant le contenu est insi­pide et la mise en page bâclée, le tout des­servi par une ico­no­gra­phie qui com­pense par la quan­tité ses médiocres qua­li­tés.
Aussi devra-t-on s’entendre d’emblée en qua­li­fiant la der­nière publi­ca­tion de Diane de Sel­liers de “beau-livre” : c’est un vrai beau livre — mieux, c’est un arché­type, le réfé­rent idéal tel qu’il devrait se pré­sen­ter à l’esprit une fois enten­due cette expres­sion. À l’aspect on ne peut plus attrayant répond un contenu sobre — les indi­ca­tions qui accom­pagnent les poèmes de Bau­de­laire sont réduites au mini­mum de ce qu’exige l’honnêteté intel­lec­tuelle de toute per­sonne culti­vée mais peu inté­res­sée par la cri­tique uni­ver­si­taire -, pensé au mil­li­mètre et mis en valeur par une fabri­ca­tion que l’on n’aurait pu ima­gi­ner plus soignée.

Mais pro­cé­dons par ordre — l’ordre que suivent en géné­ral les gestes d’un lec­teur face à un “beau-livre” : le prendre en main, en consi­dé­rer la vêture puis aller ensuite voir si l’habit est à la mesure de ce qu’il couvre. Filons donc la méta­phore ves­ti­men­taire : Diane de Sel­liers a drapé sur Les Fleurs du Mal une robe de haute cou­ture — un modèle pensé et cousu à même ce corps lit­té­raire sublime, à lui seul des­tiné, aux fini­tions irré­pro­chables. 
L’imposant volume est enserré dans un cof­fret dont l’épaisseur et la par­faite rigi­dité sont très exac­te­ment adap­tées à sa masse et à ses dimen­sions ; cha­cune des faces est ornée d’une superbe repro­duc­tion (La Femme au cha­peau noir, de Georges de Feure, et La Chan­son de Ché­ru­bin, de Féli­cien Rops) à laquelle rien ne nuit, le titre ne figu­rant que sur le dos du cof­fret. Une fois le livre dégagé, il res­plen­dit som­bre­ment dans son bel habit de toile cou­leur de sang trop riche — un rouge qui a la pro­fon­deur d’une noyade. Là encore le titre est confiné au seul dos — de belles lettres noires appo­sées aux fers à dorer. Le second plat a tout entier suc­combé au ver­tige du rouge tan­dis que sur le pre­mier s’épanouit l’empreinte, elle aussi exé­cu­tée aux fers à dorer, de La Femme au cha­peau noir. Empreinte aux nuances de petite nuit — gris, noir et blanc — d’un visage de trois-quarts, aux pâleurs de spectre, légè­re­ment pen­ché et cou­lant un regard en coin : invite muette mais ô com­bien élo­quente à enta­mer l’étrange et beau voyage que l’on entre­prend en ouvrant le livre…

Le registre chro­ma­tique et la sobriété de la cou­ver­ture, les élé­gantes gardes noires donnent le la : tout est conçu pour que règne l’harmonie visuelle. Mais une har­mo­nie évo­ca­trice, signi­fiante. Puis les doigts ren­contrent l’épais papier cou­ché mat des pages — un indi­cible plai­sir tac­tile qui impose un geste alenti, res­pec­tueux, aussi long que le temps demandé par l’œil pour contem­pler ce qu’il regarde. D’abord une mise en page superbe, tant pour les textes que pour les images : la taille et l’empâtement des carac­tères, les espa­ce­ments des mots et des lignes sont admi­ra­ble­ment pro­por­tion­nés au for­mat ; les marges sont idéa­le­ment équi­li­brées autour des images. Certes, nombre d’entre elles sont hélas cas­sées par la reliure mais il faut conve­nir que ce désa­gré­ment est réduit au plus infime : le livre est d’une fac­ture telle qu’on peut l’ouvrir entiè­re­ment sans dom­mage, et la conti­nuité entre les deux par­ties de l’image est par­faite. Quant à la qua­lité des repro­duc­tions, c’est peut-être le point le plus frap­pant du livre : les cou­leurs ont une incom­pa­rable den­sité, une pro­fon­deur qui doit n’avoir d’égale que celle per­cep­tible quand on est devant l’œuvre ori­gi­nale. Même les lavis, les crayon­nés les plus légers ont une pré­sence fas­ci­nante. Et les détails de tex­ture sont res­ti­tués avec une acuité rare : on voit les coups de pin­ceau dans la pâte de la pein­ture, les ver­geures des papiers, les fils de trame de la toile poindre sous cer­taines huiles, la pul­vé­ru­lence sub­tile des pas­tels… l’illusion est si forte qu’on se prend à être sur­pris de ne ren­con­trer sous le doigt que la dou­ceur de la page abso­lu­ment lisse au lieu du grain un peu fort de tel papier ou des reliefs des­si­nés par les traces de pinceau.


Alfred Kubin, La Dame blanche, vers 1903

La manière dont les textes et les images sont mis en rap­port est elle aussi le fruit, à n’en pas dou­ter, d’une longue réflexion ; ce rap­port ne se mesure pas seule­ment aux échos évi­dents entre tel vers, telle méta­phore et l’image qui jouxte le poème mais aussi au rythme savant, que l’on devine maintes fois pensé et revu, qui règle l’alternance des poèmes et des illus­tra­tions — une archi­tec­ture sub­tile qui ne néglige pas de rompre l’insolent ver­tige de ces repro­duc­tions magni­fiques en glis­sant par endroits une suc­ces­sion de quelques pages vouées au seul texte : leur blan­cheur sur laquelle se détache la rigou­reuse géo­mé­trie typo­gra­phique du poème ins­taure comme un silence visuel.

Oui, tout ici concourt à l’émerveillement du regard. Mais la lec­ture pro­pre­ment dite demeure dif­fi­cile — et ce n’est pas une ques­tion de lisi­bi­lité puisque l’on a vu com­bien la mise en page est par­faite. C’est plu­tôt que le poème, le texte lit­té­raire, et l’image ne requièrent pas le même “espace de per­di­tion” : la lit­té­ra­ture se goûte dans l’intimité, se satis­fait d’un mou­choir de poche et pour s’enivrer de mots un volume minus­cule suf­fit — pour le sup­port comme pour l’espace où se tient le lec­teur. Tan­dis qu’il faut à l’œuvre pic­tu­rale la vas­ti­tude des salles de musée pour que l’œil puisse les embras­ser et l’âme se perdre en elles. Et le livre qui pré­tend les repro­duire doit leur offrir, dans ses pages, l’équivalent de l’environnement muséal : un grand for­mat et des marges telles qu’elles puissent géné­rer de la lumière autour de l’image. Voilà donc le pro­blème de ce livre : une sorte de “conflit d’espace” ; le voi­si­nage entre ce qui demande à être lu et ce qui appelle la contem­pla­tion donne l’impression que les poèmes sont davan­tage là pour assu­rer la cohé­sion de l’iconographie que pour être lus. Peut-être, alors, vaut-il mieux connaître déjà Les Fleurs du Mal, avoir déjà som­bré dans leurs gouffres avant de se plon­ger dans cet ouvrage. En revanche, ne rien savoir du sym­bo­lisme et de la déca­dence n’empêche en rien d’apprécier les images — ce livre serait même un mer­veilleux inci­ta­teur à en apprendre plus sur cette méphi­tique esthétique.


David Oyens, L’artiste dans son ate­lier lisant l’Art moderne, 1884

Ce n’est pas ici le lieu de s’attarder sur les choix d’œuvres — pour­quoi tel artiste est-il absent, pour­quoi tel autre est-il sur– ou sous– repré­senté ? — ce serait oiseux et sans grand inté­rêt. Consta­tons sim­ple­ment que moult infor­ma­tions sont appor­tées en com­plé­ment du texte illus­tré — pré­ci­sions quant à l’édition et aux options ortho­gra­phiques rete­nues, éta­blis­se­ment d’une chro­no­lo­gie suc­cincte, notices bio­gra­phiques de tous les artistes dont les œuvres sont repro­duites — attes­tant de la soli­dité des recherches ayant pré­cédé la réa­li­sa­tion du livre et, sur­tout, que celui-ci répond, sans faillir, à l’intention que Diane de Sel­liers résume en ces termes dans son avant-propos :
Nous avons choisi 185 œuvres peintes, des­si­nées, litho­gra­phiées, aqua­rel­lées, afin d’établir les cor­res­pon­dances mul­tiples qui existent entre l’œuvre phare que consti­tuent Les Fleurs du Mal et la pein­ture du XIXe siècle finis­sant.
Il ne s’agit donc pas d’une énième ver­sion illus­trée des poèmes bau­de­lai­riens ni d’un banal flo­ri­lège d’images sym­bo­listes ou déca­dentes mais d’une fenêtre magni­fi­que­ment entrou­verte sur l’ensemble d’un mou­ve­ment esthé­tique d’une éton­nante richesse, qui porte en germe les bou­le­ver­se­ments artis­tiques du siècle appro­chant et a, avec notre époque, de pro­fondes — inquié­tantes ? — résonances.

Des­crip­tif et contenu de l’ouvrage

164 poèmes consti­tuant l’édition défi­ni­tive des Fleurs du Mal telle qu’elle est parue en 1861, aug­men­tée des Épaves et de l’édition post­hume parue en 1868.
Pré­face de l’historien d’art Jean-David Jumeau-Lafond.
472 pages en cou­leurs au for­mat 24,5 x 33 cm, en un volume relié pleine toile sous cof­fret de luxe illus­tré. Titres et empreinte de la cou­ver­ture aux fers à dorer.
En fin de volume :
chro­no­lo­gie de la vie de Bau­de­laire et de son époque, bio­gra­phies concises des 86 artistes pré­sents dans l’ouvrage écrites par Auré­lie Car­ré­ric.
185 illus­tra­tions en cou­leurs :
pein­tures, litho­gra­phies, aqua­relles, pas­tels, des­sins de 86 artistes de la seconde moi­tié du XIXe siècle.

isa­belle roche

   
 

Les Fleurs du Mal illus­trées par la pein­ture sym­bo­liste et déca­dente, Diane de Sel­liers, sep­tembre 2005 [voir contenu ci-dessus], 475 p. — Prix de lan­ce­ment (jusqu’en jan­vier 2006) : 190 €. Prix défi­ni­tif : 230 €.

 
     

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