De la peinture au rêve, du rêve à la peinture
École de Hieronymus Bosch, La Vision de Tondal, 1520–1530
Le philosophe Bruno Cany invente dans un texte abrupt tout un jeu de passes d’une part entre l’Ange du Songe de Sainte Ursule de Carpaccio et son narrateur et d’autre part entre la Vierge du même tableau et la jeune fille dont son héros (au sortir du rêve et en un autoportrait sublimé) est « amoureux ». Dans cette double matrice surgit et s’érige le germe d’une « vérité » de l’amour, de son refoulé en des substrats d’activité psychiques. Le narrateur est conduit insensiblement au refus indubitable de la femme comme s’il risquait d’être tétanisé par sa présence.
Dans un subtile jeu de masques et de rôles, le narrateur se fait Ange pour répondre à l’appel de la Vierge lorsqu’elle se fait femme et il devient esprit pour éviter de déroger au vertige du scellement de l’amour sacré. La jeune fille est aussi « torturée» que le narrateur. Du moins tel qu’il se dessine en son rêve. Cany le et s’y présente comme rêvant « le rêve où la Vierge réalise en acre son union avec l’Esprit ». Comme dans le diptyque du peintre italien « l’Attente de l’Amant se mue en pacte de Chasteté ». Dès lors l’auteur introduit la mise en abyme de ce que recouvre l’amour. L’Attente de sa réalisation – quelle qu’en soit la nature — devient un état de transition à l’instant où se rassemblent « les Fiançailles et la Sainteté ».
Cet hymen en gestation dit l’impuissance du fiancé devant l’univocité de sa spoliation comme devant sa peur d’être sexué et de devoir le prouver. Si bien que s’il y a là « rêve du rêve » surgit en même temps le cauchemar qui « ne se rêve pas ». La légitimité du passage de l’humain au divin n’est pas seulement le fruit d’une lecture du dytique floral de Carpaccio mais la spéculation du narrateur dont l’ombre portée fait de l’ombre à celle de l’Ange sur le sol ocre de sa chambre.
En ce sens la formule de l’art selon Minkovski : “création absolue par perte de contact avec la vie” répond au même souhait (inconscient ?) du narrateur visité par la jeune fille silencieuse dans son studio de la place Maubert. Il voit en elle la Vierge autant que la mère ou la maîtresse. Ses dessous tout blanc et troublants étant des bijoux de famille, l’Amant profane ne pourra qu’imaginer en un autre songe son seuil (de l’intouchable). La chambre du rêve ne sera donc jamais la chambre rêvée.
jean-paul gavard-perret
Bruno Cany, La Chambre du rêve, coll. Trait court, Passage d’encres, Guern, 2014, 18 p. — 3,00 € .