Dites-moi, Sir John, c’est quoi une bataille ?
John Keegan, décédé il y a un peu plus d’un an, le 2 août 2012, a enseigné pendant plus de 20 ans l’histoire militaire à la prestigieuse Académie royale militaire de Sandhurst. Il a profondément renouvelé l’art d’écrire la guerre. Son influence fut déterminante, bien au delà du cercle des officiers britanniques. La notion centrale d’ « expérience combattante», qui détermine l’enseignement actuel de la première guerre mondiale dans les programmes scolaires, lui doit beaucoup. Pourtant, pendant près de 10 ans, les ouvrages majeurs de John Keegan ont souffert d’une absence de réédition française. Le litteraire.com, sous la plume (sous les touches devrait-on dire …) de Didier Graz, avait déjà attiré l’attention, il y a un an, sur la réédition de L’Art du commandement .On ne pouvait alors que regretter l’absence de réédition de l’autre ouvrage de référence de John Keegan, l’ Anatomie de la bataille.
Septembre 2013, le manque est comblé. La bataille a souvent été racontée, elle est désormais expliquée. L’histoire militaire est une histoire trop sérieuse et complexe pour la laisser aux seuls militaires… L’ouvrage commence par une analyse historiographique des récits de bataille. Cette attention première aux modes d’écriture de la bataille manifeste d’emblée une volonté d’affranchissement intellectuel. L’introduction fondatrice de l’ouvrage montre ce qu’elle doit aux façons du passé d’écrire les batailles tout en insistant sur la nécessité de renouveler la manière de les comprendre. Dire une bataille, c’est souvent se placer dans l’histoire : Jules César ; modèle du genre. Il faut briser des mythes, comme celui « stratégocentriste » de l’unité de comportement. Parler d’ennemi, de troupes, de corps unis dans les mêmes mouvements dirigés et ordonnés, c’est faire de la bataille un compte rendu clair, compréhensible et simple mais désincarné.
Si la bataille n’est pas une histoire de chair, de corps, elle n’est plus rien. Les soldats sont-ils de petits pions, simples soldats de plomb, sans coeur ni raison, que l’on déplace et manipule ? Une bataille n’est pas une simple querelle de géomètres. C’est de l’hétérogène absolu, intense, extrême. C’est de l’être au plus haut point, d’où la difficulté d’en trouver le sens. Les ressorts de l’action, les modes de perception, de croyances et d’espoir ne sont pas les mêmes au sein d’un corps d’armée, d’un groupe, que l’on soit derrière une colline, dans un carré d’infanterie, sous la pluie ou derrière un mur. Une bataille c’est une épreuve individuelle et collective. Un massacre consenti et contraint dans lequel le fait anecdotique compte, car il dit la peur, le courage aussi.
Il y a eu l’approche innovante à la fin du XIXème d’Ardant du Picq, et ses prolongements : le général Marshall et son chef d’oeuvre Men Against Fire. A l’historien de comprendre, de faire comprendre. D’où vient cette acceptation de la mort possible de soi, de la mort de l’autre, des autres comme nécessité, voire comme finalité ? Et si la bataille n’était pas qu’une question de victoire ou de défaite ? Si c’était autre chose ? « … à l’historien de discuter des batailles sans les envisager nécessairement comme des affrontements en vue d’une décision, mais comme des affrontements sans valeur intrinsèque – c’est en effet ainsi que la plupart des participants des batailles les vivent, en spectateurs. » Et l’acteur devient spectateur, la mutation s’amorce.
Trois batailles servent la démonstration. Azincourt, Waterloo, Somme : trois temps, trois moments forts plus ou moins longs et meurtriers, mais tous inscrits dans une mémoire et dans un territoire aux échelles claires. Batailles continentales, terrestres inscrites dans un petit triangle entre Manche et mer du Nord. Lieux de mémoires anglaises, françaises, européennes. Batailles fondatrices sûrement. Décortiquées maintenant.
Toujours des descriptions au plus près des corps. Les armures s’écroulent dans les labours boueux d’Azincourt et font chuter les autres. Les flèches pleuvent. Combats singuliers d’un côté, tirs aveugles d’un autre : comment donner du sens à la bataille de Waterloo ? « Toutes les batailles sont plus ou moins, quel que soit le nombre de victimes, des désastres. » Les Pals sortis des tranchées avancent, l’arme sur l’épaule ou en bandoulière, chargés comme des mules, marchant forcément lentement, souvent courbés, affrontant le feu nourri des mitrailleurs allemands indemnes qui les fauche. « Contrairement à la balle de mousquet, animée d’une vitesse médiocre, qui ne tourne pas sur elle-même et pénètre difficilement les chairs à travers les vêtements, la balle moderne, conique, rapide, animée d’une rotation le long de son axe, provoque des dommages importants sur le corps humain. » L’abondance des détails cliniques témoigne d’une approche totalement renouvelée de l’histoire des batailles.
Mais ces détails ne seraient rien d’autre que des amuse-bouches s’ils ne s’inscrivaient pas dans une recherche de sens, d’intelligence de la bataille. Souvent reviennent les mêmes questions aux réponses aléatoires et circonstanciées. Où les combattants ont-ils puisé leurs ressources, leur motivation ? L’appât du gain a pu jouer, à Azaincourt à l’évidence pour les nobles en tout cas ; à Waterloo les morts et les blessés sont pillés et détroussés. La croyance religieuse a été un support irrégulier ; peu de religiosité à Waterloo. Une chose est sûre : fuir accroit la vulnérabilité. Se battre pour survivre ou par héroïsme ? Des questions liées à l’encadrement s’imposent.
La fonction de l’officier, comme modèle et figure, qu’il soit intimidant ou bienveillant apparaît déterminante. Les officiers, imprégnés de ce qui les distingue (formation, origine, culture, classe) et de leur rôle, jouent pourtant leur propre partition dans la bataille. Les batailles sont des massacres investis de représentations culturelles et symboliques fortes et variées, parfois contradictoires, mais essentielles à identifier.
Paru pour la première fois en 1976, ce texte, qui a ouvert une large brèche anthropologique dans laquelle de nombreux historiens se sont depuis engouffrés, n’a pas pris une ride. Il en fallait du talent pour faire sortir l’histoire des batailles de l’histoire des verdicts. Ce talent c’est du style, de l’intelligence et des connaissances, sans jamais avoir participé à une seule bataille…
camille aranyossy
John Keegan, Anatomie de la bataille, Azincourt 1415, Waterloo 1815, la Somme 1916, éditions Perrin, Paris, septembre 2013, 414 p. — 23,00 €