John Keegan, Anatomie de la bataille, Azincourt 1415, Waterloo 1815, la Somme 1916

Dites-moi, Sir John, c’est quoi une bataille ?

John Kee­gan, décédé il y a un peu plus d’un an, le 2 août 2012, a ensei­gné pen­dant plus de 20 ans l’histoire mili­taire à la pres­ti­gieuse Aca­dé­mie royale mili­taire de Sand­hurst. Il a pro­fon­dé­ment renou­velé l’art d’écrire la guerre. Son influence fut déter­mi­nante, bien au delà du cercle des offi­ciers bri­tan­niques. La notion cen­trale d’ « expé­rience com­bat­tante», qui déter­mine l’enseignement actuel de la pre­mière guerre mon­diale dans les pro­grammes sco­laires, lui doit beau­coup. Pour­tant, pen­dant près de 10 ans, les ouvrages majeurs de John Kee­gan ont souf­fert d’une absence de réédi­tion fran­çaise. Le litteraire.com, sous la plume (sous les touches devrait-on dire …) de Didier Graz, avait déjà attiré l’attention, il y a un an, sur la réédi­tion de L’Art du com­man­de­ment .On ne pou­vait alors que regret­ter l’absence de réédi­tion de l’autre ouvrage de réfé­rence de John Kee­gan, l’ Ana­to­mie de la bataille.

Septembre 2013, le manque est com­blé. La bataille a sou­vent été racon­tée, elle est désor­mais expli­quée. L’histoire mili­taire est une his­toire trop sérieuse et com­plexe pour la lais­ser aux seuls mili­taires… L’ouvrage com­mence par une ana­lyse his­to­rio­gra­phique des récits de bataille. Cette atten­tion pre­mière aux modes d’écriture de la bataille mani­feste d’emblée une volonté d’affranchissement intel­lec­tuel. L’introduction fon­da­trice de l’ouvrage montre ce qu’elle doit aux façons du passé d’écrire les batailles tout en insis­tant sur la néces­sité de renou­ve­ler la manière de les com­prendre. Dire une bataille, c’est sou­vent se pla­cer dans l’histoire : Jules César ; modèle du genre. Il faut bri­ser des mythes, comme celui « stra­té­go­cen­triste » de l’unité de com­por­te­ment. Par­ler d’ennemi, de troupes, de corps unis dans les mêmes mou­ve­ments diri­gés et ordon­nés, c’est faire de la bataille un compte rendu clair, com­pré­hen­sible et simple mais dés­in­carné.
Si la bataille n’est pas une his­toire de chair, de corps, elle n’est plus rien. Les sol­dats sont-ils de petits pions, simples sol­dats de plomb, sans coeur ni rai­son, que l’on déplace et mani­pule ? Une bataille n’est pas une simple que­relle de géo­mètres. C’est de l’hétérogène absolu, intense, extrême. C’est de l’être au plus haut point, d’où la dif­fi­culté d’en trou­ver le sens. Les res­sorts de l’action, les modes de per­cep­tion, de croyances et d’espoir ne sont pas les mêmes au sein d’un corps d’armée, d’un groupe, que l’on soit der­rière une col­line, dans un carré d’infanterie, sous la pluie ou der­rière un mur. Une bataille c’est une épreuve indi­vi­duelle et col­lec­tive. Un mas­sacre consenti et contraint dans lequel le fait anec­do­tique compte, car il dit la peur, le cou­rage aussi.

Il y a eu l’approche inno­vante à la fin du XIXème d’Ardant du Picq, et ses pro­lon­ge­ments : le géné­ral Mar­shall et son chef d’oeuvre Men Against Fire. A l’historien de com­prendre, de faire com­prendre. D’où vient cette accep­ta­tion de la mort pos­sible de soi, de la mort de l’autre, des autres comme néces­sité, voire comme fina­lité ? Et si la bataille n’était pas qu’une ques­tion de vic­toire ou de défaite ? Si c’était autre chose ? « … à l’historien de dis­cu­ter des batailles sans les envi­sa­ger néces­sai­re­ment comme des affron­te­ments en vue d’une déci­sion, mais comme des affron­te­ments sans valeur intrin­sèque – c’est en effet ainsi que la plu­part des par­ti­ci­pants des batailles les vivent, en spec­ta­teurs. » Et l’acteur devient spec­ta­teur, la muta­tion s’amorce.

Trois batailles servent la démons­tra­tion. Azin­court, Water­loo, Somme : trois temps, trois moments forts plus ou moins longs et meur­triers, mais tous ins­crits dans une mémoire et dans un ter­ri­toire aux échelles claires. Batailles conti­nen­tales, ter­restres ins­crites dans un petit tri­angle entre Manche et mer du Nord. Lieux de mémoires anglaises, fran­çaises, euro­péennes. Batailles fon­da­trices sûre­ment. Décor­ti­quées main­te­nant.
Tou­jours des des­crip­tions au plus près des corps. Les armures s’écroulent dans les labours boueux d’Azincourt et font chu­ter les autres. Les flèches pleuvent. Com­bats sin­gu­liers d’un côté, tirs aveugles d’un autre : com­ment don­ner du sens à la bataille de Water­loo ? « Toutes les batailles sont plus ou moins, quel que soit le nombre de vic­times, des désastres. » Les Pals sor­tis des tran­chées avancent, l’arme sur l’épaule ou en ban­dou­lière, char­gés comme des mules, mar­chant for­cé­ment len­te­ment, sou­vent cour­bés, affron­tant le feu nourri des mitrailleurs alle­mands indemnes qui les fauche. « Contrai­re­ment à la balle de mous­quet, ani­mée d’une vitesse médiocre, qui ne tourne pas sur elle-même et pénètre dif­fi­ci­le­ment les chairs à tra­vers les vête­ments, la balle moderne, conique, rapide, ani­mée d’une rota­tion le long de son axe, pro­voque des dom­mages impor­tants sur le corps humain. » L’abondance des détails cli­niques témoigne d’une approche tota­le­ment renou­ve­lée de l’histoire des batailles.

Mais ces détails ne seraient rien d’autre que des amuse-bouches s’ils ne s’inscrivaient pas dans une recherche de sens, d’intelligence de la bataille. Sou­vent reviennent les mêmes ques­tions aux réponses aléa­toires et cir­cons­tan­ciées. Où les com­bat­tants ont-ils puisé leurs res­sources, leur moti­va­tion ? L’appât du gain a pu jouer, à Azain­court à l’évidence pour les nobles en tout cas ; à Water­loo les morts et les bles­sés sont pillés et détrous­sés. La croyance reli­gieuse a été un sup­port irré­gu­lier ; peu de reli­gio­sité à Water­loo. Une chose est sûre : fuir accroit la vul­né­ra­bi­lité. Se battre pour sur­vivre ou par héroïsme ? Des ques­tions liées à l’encadrement s’imposent.
La fonc­tion de l’officier, comme modèle et figure, qu’il soit inti­mi­dant ou bien­veillant appa­raît déter­mi­nante. Les offi­ciers, impré­gnés de ce qui les dis­tingue (for­ma­tion, ori­gine, culture, classe) et de leur rôle, jouent pour­tant leur propre par­ti­tion dans la bataille. Les batailles sont des mas­sacres inves­tis de repré­sen­ta­tions cultu­relles et sym­bo­liques fortes et variées, par­fois contra­dic­toires, mais essen­tielles à identifier.

Paru pour la pre­mière fois en 1976, ce texte, qui a ouvert une large brèche anthro­po­lo­gique dans laquelle de nom­breux his­to­riens se sont depuis engouf­frés, n’a pas pris une ride. Il en fal­lait du talent pour faire sor­tir l’histoire des batailles de l’histoire des ver­dicts. Ce talent c’est du style, de l’intelligence et des connais­sances, sans jamais avoir par­ti­cipé à une seule bataille…

camille ara­nyossy

John Kee­gan, Ana­to­mie de la bataille, Azin­court 1415, Water­loo 1815, la Somme 1916, éditions Per­rin, Paris, sep­tembre 2013, 414 p. — 23,00 €

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