Chris Brookmyre, Coupez !

Quand deux héros improbables…

La vie de Mil­licent Spark s’est ache­vée le 23 jan­vier 1994″. Ce matin-là, elle s’est réveillée cou­verte de sang, un cou­teau sur le plan­cher, allon­gée sur un lit avec le cadavre poi­gnardé de son amant, dans un appar­te­ment fermé de l’intérieur, au 5e étage. Or, elle se sait inno­cente mal­gré l’alcool et les drogues ingé­rées la veille.
Elle a passé vingt-quatre ans en pri­son. Seul son frère Alis­tair a su l’attendre. Il l’a recueilli chez lui, veuf de Tom depuis peu. Lorsqu’il est décédé, ne pou­vant vivre seule, elle a été accueillie par Vivian, la sœur de Tom, qui par­tage sa mai­son avec Carla. Aujourd’hui, âgée de 72 ans, elle essaie de se retrou­ver une vie normale.

Jerry, élevé par sa grand-mère dans un milieu de condi­tion modeste, ne se sent pas à sa place dans cette école d’études ciné­ma­to­gra­phiques pour étu­diants fri­qués, ni dans la rési­dence uni­ver­si­taire. Pour­tant la for­ma­tion le séduit, lui qui a été nourri de films de série B, avec les cas­settes que sa grand-mère louait. Aussi quand il remarque l’annonce offrant une chambre pour un loyer modique, il n’en croit pas sa chance. C’est ainsi qu’il ren­contre Vivian, Clara et… Mil­licent.
C’est lors d’un repas orga­nisé par Vivian pour réunir tous les habi­tants de sa mai­son que Mil­licent va faire une décou­verte bou­le­ver­sante. En par­cou­rant les cou­loirs de l’hôtel en com­pa­gnie de Jerry, elle remarque une photo qui lui occa­sionne un malaise. Sur le cli­ché pris le 25 jan­vier 1994, on voit celui qu’elle aurait poi­gnardé le 23…
Le couple se lance dans une quête éper­due à tra­vers l’Europe pour com­prendre, décou­vrir la vérité…

L’intrigue se déroule sur deux époque, en 2019 quand Mil­licent est sor­tie de pri­son et en 1993–94 quand elle exerce sa spé­cia­lité, les maquillages et les effets spé­ciaux des films d’horreur. Au moment du drame, elle tra­vaillait sur Man­ci­pium, un film gore ita­lien, devenu mythique car il n’a jamais été dif­fusé.
Les réa­li­sa­teurs pen­saient avoir été trop loin. C’est un film dont ne sub­siste que de rares affiches et que tous les ama­teurs du genre rêvent de voir.

Sur les pas de ces deux pro­ta­go­nistes, l’auteur pro­pose une véri­table immer­sion dans ces films de série B, voire Z, dans ce cinéma de genre des années 1980 quand il a fallu gar­nir les rayons des éta­gères de cen­taines de mil­liers de vidéo­clubs à tra­vers le monde. Il fal­lait faire des films peu coûeux en res­pec­tant les trois fon­da­men­taux de cette époque : explo­sions, hémo­glo­bine, nichons.
Avec Man­ci­pium, qui désigne l’aliénation d’un esclave à son maître, le roman­cier brosse un pano­rama des films mau­dits et de leurs légendes.

Son intrigue sub­tile, retorse est por­tée éga­le­ment par la des­crip­tion de ce cinéma, des pro­ta­go­nistes qui gra­vitent dans cet uni­vers. On ren­contre ces star­lettes qui se pros­ti­tuent pour quelques rôles, des finan­ceurs per­vers dans tous les sens du terme, de poli­ti­ciens et artistes ambi­tieux.
Il fait état des finan­ce­ments pas tou­jours très hon­nêtes de pro­duc­teurs véreux, fonde même de très pos­sibles blanchiments.

Avec ces deux per­son­nages aty­piques, réunis par leur pas­sion, le roman­cier aborde nombre de pro­blèmes socié­taux. Il décrit la dif­fi­cile réin­ser­tion dans la vie exté­rieure après vingt-quatre ans enfermé : “Vingt-quatre ans sans avoir à pré­pa­rer un seul repas, à orga­ni­ser son bud­get, à tenir sa mai­son…” Il pointe du doigt une incon­gruité du droit pénal du Royaume-Uni, en rap­pe­lant qu’un cri­mi­nel qui a avoué sort plus vite des geôles qu’une déte­nue qui clame son inno­cence.
Il livre des réflexions per­ti­nentes au détour d’un para­graphe, dans un dia­logue comme, par exemple : “Il n’avait d’ailleurs jamais com­pris pour­quoi « pute » était une insulte. Tout le monde ven­dait quelque chose. Si vous ne ven­diez rien, vous n’apportiez pas votre contri­bu­tion.

Avec une écri­ture fluide, un tempo sou­tenu, Chris Brook­myre donne à lire un magni­fique roman, avec deux héros superbes et atta­chants, bien que Mil­licent, abî­mée par ces années de pri­son, fasse preuve d’un carac­tère dif­fi­cile.
L’intrigue est hale­tante, pas­sion­nante, rehaus­sée d’une bonne dose d’humour noir.

serge per­raud

Chris Brook­myre, Cou­pez ! (The Cut), tra­duit de l’anglais (Écosse) par David Fau­quem­berg, Métai­lié, coll. “Biblio­thèque écos­saise — Noir”, mars 2022, 512 p. — 22,50 €.

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Filed under Chapeau bas, Pôle noir / Thriller

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