Cette nouvelle traduction d’un livre de 1937 est vraiment bienvenue, d’autant que nombre de problèmes dont Orwell traite se posent de nouveau, y compris en France, en des termes soit identiques, soit assez proches. L’un d’entre eux, et pas le moindre : l’existence d’une classe « moyenne » fort nombreuse et appauvrie, qui ne se reconnaît pas dans le discours politique de la gauche modérée, et qui pourrait s’orienter vers l’extrême-droite.
Il est fascinant de lire les analyses et les commentaires d’Orwell à ce sujet, dans la seconde partie de son livre : si le vocabulaire et les manies idéologiques des socialistes qu’il critique ont changé dans une certaine mesure, les erreurs de base qui rendaient cette option politique rebutante pour la plupart des Anglais des années 1930 sont bien reconnaissables chez nous au jour qu’on est.
La façon dont l’auteur met en évidence ces erreurs et leur aspect contreproductif est aussi lumineuse que (souvent) hilarante. Avec le recul, on ne relève qu’un seul point sur lequel il ait manqué de lucidité : le danger de voir l’Angleterre devenir fasciste à sa façon, sous peu, si elle n’optait pas pour le socialisme – mais on ne saurait en tenir rigueur à Orwell pour cette mise en garde qui découle (inévitablement, serait-on tenté de dire) de son crédo politique personnel.
Un autre sujet important sur lequel Orwell reste d’actualité : la négligence ou le mépris plus ou moins franc qui prédominent chez les politiques et les commentateurs à l’égard de ce qu’on appelle, en France, de nos jours, « les premiers de corvée » et les chômeurs. Le Quai de Wigan est issu de la volonté de voir de près et de mieux comprendre à la fois les petites gens strictement indispensables pour faire tourner l’économie et la société (en l’occurrence, les mineurs) et les sans-emploi dont le nombre est toujours supérieur à celui qu’indiquent les statistiques.
La façon dont Orwell expose le manque d’espoir et d’issue des chômeurs comme de ceux dont l’emploi ne permet pas de vivre décemment reste inégalable grâce à son style limpide, vigoureux et qui ne verse jamais dans le pathos.
Un avantage supplémentaire, et rare, de l’ouvrage : Orwell s’appuie constamment sur des observations issues de l’expérience personnelle, qu’il s’agisse d’évoquer le colonialisme anglais, la vie des sans-logis ou le monde intellectuel. Ce n’est pas simplement qu’il y ait fait des « plongées » comme tant de journalistes ont pu en entreprendre suivant son exemple ; c’est qu’il a réellement et pleinement connu ce dont il parle, sans poste confortable auquel revenir après telle expérience éprouvante, plus ou moins longue.
Son refus du confort va de pair avec un sens critique à l’égard de lui-même, tel qu’on n’en connaît pas chez ses disciples actuels. S’il ne fallait retenir qu’une seule raison de lire ce livre et d’admirer l’auteur, ce serait celle-là.
agathe de lastyns
George Orwell, Le Quai de Wigan, traduit de l’anglais par Clotilde Meyer et Isabelle Taudière, Climats, avril 2022, 368 p. – 21,00 €