La responsabilité d’un drame
Si l’essentiel de l’œuvre de Rudyard Kipling est magnifique, l’homme est plus sujet à controverses, à réserves. Né aux Indes, il cultive une propension au colonialisme. S’il s’engage politiquement, il affiche des opinions germanophobes, militaristes et antisémites.
D’un tempérament entier, il est sujet à des colères et accepte très mal la critique.
Sur le parvis de l’abbaye de Westminster, en ce 23 janvier 1941, Louis Lambert se remémore la cérémonie qui s’est déroulée sur ces mêmes lieux, il y a cinq ans, jour pour jour. C’étaient les funérailles nationales de Rudyard Kipling. Il se souvient de la foule immense et des circonstances qui l’ont amené à être présent à cette cérémonie.
Ce jour de 1941, il est rejoint par son fils John, également en Angleterre, à qui il décide de raconter, pour la première fois, ses relations avec Kipling…
Tout a commencé lorsqu’il a découvert If, ce poème paru dans le recueil Rewards and Fairies en 1910. Ce texte a changé sa vie.
C’est à Vernet-les-Bains que Louis Lambert, professeur de lettres au lycée Janson-de-Sailly, à Paris, rencontre son idole littéraire. Les premiers contacts se passent très mal car le poète le prend pour un journaliste. Grâce à l’entremise d’un reporter anglais, ami du grand homme, les tensions s’apaisent au point que Lambert est invité à séjourner une semaine en Angleterre pour perfectionner le français de John, le fils de Kipling. Il se lie d’amitié, partage ainsi le quotidien de l’illustre poète, multiplie les visites à Bateman’s.
Militariste convaincu, Rudyard pistonne son fils pour le faire recruter et partir combattre sur le front, contre l’Allemagne…
Pierre Assouline attache aux pas de ce romancier-poète adulé un personnage de fiction qui par son témoignage, son regard, donne vie à Rudyard Kipling. Il ne retient pas la période où l’auteur acquiert sa renommée, asseoit une gloire couronnée par le prix Nobel de littérature en 1907. Il débute son récit en mars 1914 avec la première rencontre entre Louis Lambert, ce professeur de lettres qui a une grande admiration pour l’œuvre et surtout pour If, ce poème qu’il ambitionne de traduire en français.
Il s’attache à raconter ces quelques années où la vie de Kipling bascule dans l’horreur avec le drame qui le bouleverse à jamais. Lors de la bataille de Loos-en-Gohelle, le 27 septembre 1915, le lieutenant John Kipling se lance à l’assaut, avec sa section, des lignes ennemies. Il reçoit une balle en pleine tête et sera porté disparu. Son corps ne sera pas retrouvé.
Rudyard rejoint The Imperial War Graves Commission, ira alors de cimetières militaires en commémorations, cherchera, en vain, à retrouver le cadavre de son fils.
If, le poème est adapté en français par André Maurois, en 1918, sous le titre Tu seras un homme, mon fils, ce qui génère la colère de Louis Lambert, celui-ci voyant une trahison de son contenu, de son esprit.
Il sera retraduit plus tard dans une version plus proche de l’œuvre initiale.
Si, pour Pierre Assouline, ce roman permet de faire vivre quelques années de ce romancier mondialement connu, de faire mieux connaître l’homme derrière l’œuvre, c’est aussi une réflexion profonde sur la responsabilité d’un père quant au destin de son fils. Avec ce livre, où Lambert tient le rôle de Pierre Assouline, ce dernier donne un portrait remarquable de sensibilité d’un homme à qui presque tout avait réussi.
Ce texte, passionnant, attractif, mêlant Histoire et émotions, hommage et drame, est servi par une belle écriture.
serge perraud
Pierre Assouline, Tu seras un homme, mon fils, Folio n°6971, coll. “Littérature contemporaine”, septembre 2021, 336 p. – 8,10 €.